Le monde scolaire est un miroir de la manière dont on pense la société, mais c’est un miroir déformé. Le monde scolaire est aussi un espace dans lequel les inégalités sont d’autant plus criantes qu’elles y sont « officiellement » combattues. Le discours bien-pensant, qu’elle qu’en soit l’origine idéologique, est toujours centré sur les inégalités à combattre, le nouveau ministre n’y échappe pas, l’ancien avait tenté d’en faire son étendard. En rapprochant éducation et armée au sein d’un secrétariat d’État « chargé de la jeunesse et du service national universel » on peut identifier un retour de la volonté d’encadrement des jeunes. Les fameux « sauvageons » de M. Chevènement seraient-ils la cause de cette nomination, marquant ainsi une impasse éducative face à une jeunesse en grande difficulté ? Pour le dire autrement, nos politiques n’ont pas réussi à tordre le cou à une « forme scolaire » qu’ils s’empressent de maintenir dans son modèle ancien quelque soit l’évolution de la société. L’absence d’une véritable volonté autour du numérique en est une illustration. Les comportements en ligne sont un miroir des comportements hors ligne, mais désormais avec la violence verbale et interactionnelle en plus. Les sauvageons seraient de retour !
Le numérique permet d’externaliser notre responsabilité
En cette fin d’année scolaire, force est de constater que quelques faits incitent à s’inquiéter : santé, guerre, climat, économie ! Mais d’autres éléments peuvent aussi nous interroger comme, en particulier la constante difficulté du système éducatif à corriger les maux de la société, dont le plus fréquemment évoqué : les inégalités… de toutes natures. Suffit-il d’apporter un système uniforme à tous pour qu’il se traduise par une uniformité des parcours ? Suffit-il d’une école « uniforme » pour que tous le portent ? Mais la population est-elle aussi homogène que les commentateurs et les politiques le déclarent abusivement « les Français pensent… », « le peuple… « , « les jeunes »… etc. A voir les usages du numérique on constate que derrière une apparente uniformité (équipement) il y a de nombreuses autres manières de faire (M De Certeau) et surtout des inégalités. Ce n’est pas parce que tous (ou presque) y ont accès qu’ils l’utilisent. La défenseure des droits vient d’en faire la démonstration.
Le numérique, avec toutes ses déclinaisons, est donc un bouc émissaire idéal. Il nous permet d’externaliser notre responsabilité, individuelle et collective. Il nous permet aussi d’être dans une post-modernité à peu de frais. Quant au système scolaire, souvent bonne à tout faire des problèmes éducatifs de la République, il en est un autre bouc émissaire. C’est pourquoi il faut interroger cette tendance qui monte lentement : et si on excluait le numérique de nos écoles ? Les attaques vont encore se multiplier dans les prochains temps : il faut arrêter le numérique à l’école ou au moins le limiter drastiquement. C’est cette petite musique qui semble en train d’émerger. Quels en sont les arguments ? Par ordre de médiatisation on citera d’abord les écrans qui font l’objet d’une focalisation particulière, ensuite l’écologie que ce soit pour fabriquer ou faire fonctionner les appareils numériques, ensuite l’information et le savoir qui seraient désormais dilués dans le flot numérique, puis la santé qui, bien au-delà des écrans, serait attaquée au travers des ondes électromagnétiques mais aussi de la vue (la myopie) ou encore des capacités attentionnelles, l’économie qui serait pervertie par l’industrie du numérique devenue dominante pour son fonctionnement, le politique qui voit, avec le numérique, se développer une « autre mondialisation », la citoyenneté et l’identité qui seraient menacées par l’insuffisante protection des données et la perte de sens républicain.
L’école pourrait porter une autre vision du nuémrique
La lente montée en puissance de ces critiques venues de tous ces champs, domaines, sujets pourrait bien amener au moins à un aggiornamento du numérique dans le monde éducatif et en particulier scolaire. La question plus fondamentale que rassemblent toutes ces critiques est celle du choix de société que l’humain met en place depuis de nombreux siècles. Et dans le même temps, la société continue de se numériser, malgré tous ces discours qui mettent en garde, et qui prédisent parfois l’apocalypse. On ne peut se contenter d’opposer les tenants de la singularité (Ray Kurtzweil par exemple) avec les tenants d’un retour à une vie sans technologie (Amish ?). Alors qu’en est-il pour le système éducatif ?
Quelles que soient les convictions de chacun, la société s’appuie sur les progrès technologiques pour revendiquer une amélioration de la vie de chacun. La facilitation, les commodités que les moyens numériques rendent possibles favorisent leur adoption. D’autant plus que pour chacun de nous ces moyens touchent aussi à l’intime, au personnel. La vie familiale, l’individuation, la socialisation, la culture, le travail… sont désormais pris dans la nasse numérique. L’établissement scolaire n’y échappe pas : du périphérique (gestion, administration) au coeur (vie scolaire, enseignement), le constat est le même. Le très récent travail du Conseil Supérieur des Programmes vient confirmer cela et le faire entrer au coeur de la vie didactique et pédagogique de manière explicite : « D’abord, l’introduction du numérique à l’École représente un « enjeu démocratique », car il s’agit d’apporter aux élèves, d’une part, des compétences transversales de base, permettant de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur, d’autre part, des compétences « génériques » permettant la mobilité professionnelle dans le marché du travail. Cela passe par l’acquisition d’une « culture numérique et informatique », c’est-à-dire l’apprentissage non pas seulement de l’algorithmique et de la programmation, mais aussi de la « citoyenneté numérique ».
S’ajoute à ce propos généraliste cet argument : » le numérique est considéré comme un instrument de lutte contre les inégalités et les déterminismes sociaux, le décrochage scolaire et de promotion de la diversité. ». Mais ce qui frappe dans ce rapport c’est ce dernier point de l’introduction : Le ministre « a demandé au Conseil supérieur des programmes de se pencher sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques. ». Mais il semble mettre de côté toutes les questions évoquées ci-dessus, et donc mettre de côté ce mouvement critique qui traverse la société et se développe progressivement. Comment, dès lors, penser l’avenir du numérique éducatif avec des bases qui semblent encore si fragiles? En effet depuis plus de 40 années, les incantations multiples ne se traduisent que par de faibles mises en oeuvre et surtout une absence de vision globale. On a connu l’échec partiel de la transversalité du numérique mais aussi celui de l’informatique disciplinaire, on a connu la frilosité (parfois une réticence) des disciplines d’enseignement à se questionner sur le sujet, mais surtout on a connu en plus de quarante années des politiques contradictoires, le plus souvent portées par un opportunisme politique soutenu par une forme de néo-mondialisation pour laquelle le numérique est devenu le bras armé. L’école pourrait porter, sans exclure ni célébrer, une vision du numérique qui soit suffisamment globale pour qu’elle participe de la conduite de la société de demain qu’elle confie aux jeunes qui la fréquentent.
Bruno Devauchelle