Vous imaginez un western d’aujourd’hui dans la steppe de Patagonie avec, pour protagonistes, une gamine de 13 ans rêvant de devenir gaucho et son seul ami, un vieil indigène Mapuche possédant pour unique bien une jument appelée Zahori ? Pour son premier film de fiction, Mari Alessandrini, jeune cinéaste suisse, formée à Genève, et d’origine argentine, n’a pas froid aux yeux. Retourner sur la terre aride de son enfance, s’imposer de longs repérages, travailler par tous les temps avec des acteurs non-professionnels en croisant les âges, les origines et les croyances, concevoir un script d’inspiration biographique nourri de la diversité des cultures qui l’ont faite grandir.
Se tenant à distance des conventions du récit d’apprentissage adolescent comme du classicisme du genre hollywoodien, la réalisatrice (et monteuse), servie par le talent de son directeur de la photographie, Joakim Chardonens, sculpte, en Scope, la beauté rugueuse d’étendues immenses et inhospitalières. En accompagnant dans le vent sifflant, la poussière grise, les lumières de soleil blanc, de tonnerre ou de feu, l’enfant venue d’Europe et le vieillard sud-amérindien porteur d’une mémoire ancestrale, Mari Alessandrini nous fait épouser les flux et les reflux des émotions, les violences du climat et les aspérités de terres difficiles à cultiver. Au-delà de la recherche acharnée d’une jument en fuite par une ‘cow-girl’ en herbe, les rencontres avec quelques humains aux mœurs différentes, la confrontation à une nature désertique et ‘sauvage’, conjuguée à l’amitié sans faille avec l’ancien, passeur de rêves et ‘modèle’ de vie, confèrent à « Zahori » la dimension d’une traversée initiatique, à la fois réaliste et mythique. En nous faisant entrer avec son héroïne rebelle et libre dans le paysage de son émancipation, ce western contemporain, féministe et anticolonial selon le vœu de la réalisatrice, embrasse la magnificence secrète de la Patagonie. Et « Zahori » ouvre notre regard sur l’histoire méconnue et la grâce austère de cette steppe de légende.
Mora, fille de la steppe, en rupture familiale et scolaire
A grandes enjambées, rythmées par des battements de tambour, une très jeune fille caracole dans une vaste plaine et tente de rattraper un petit animal (un lièvre ?) avant de constater essoufflée la disparition de ce dernier au fond d’un terrier. Ce n’est pas Alice au pays des merveilles mais Mora Lara Tortosa) sa longue chevelure brune au vent dans son vagabondage à travers la steppe de Patagonie où elle habite avec son petit frère Himeko (Cirilo Wesley) et ses parents. Une famille en crise car son père et sa mère, des idéalistes venus d’Europe, peinent à concrétiser leur rêve d’une autosubsistance ‘alternative’ en cultivant à grand peine leur potager. Dans cette région, une des moins peuplées au monde, les enfants fréquentent l’unique internat à proximité. Un établissement très traditionnaliste à connotation religieuse, aux méthodes et à la discipline archaïques, dispensant un enseignement éloigné des réalités de l’Argentine d’aujourd’hui. Scolarisant en majorité des garçons conformistes, l’école provoque chez Mora un sentiment de rejet et une empoignade en plein cours avec un camarade de classe précipite sa rébellion.
Conflit avec le directeur, opposition à l’autorité parentale…Mora, un temps accompagnée dans l’aventure par Himeko, répond à l’appel de la steppe. Portée par son rêve (monter à cheval, devenir ‘gaucho’), elle se rapproche de Nazareno (Santos Curapil), son unique et vieil ami Mapuche. Ce dernier vit dans un dénuement extrême, en symbiose avec la nature, en harmonie avec Zahori, sa jument blanche. Et, lorsqu’ai cours d’une nuit de tempête et d’orage Zahori s’échappe et disparaît, Mora décide de la retrouver.
Expérience initiatique, appropriation sensible du paysage : une autre Patagonie
Presque toujours dans notre champ de vision, la fugue de Mora se transforme, de la perdition dans un territoire sans limites à la perception de ses aspects différents jusqu’à une appropriation harmonieuse et libre d’une géographie qui ne s’apprivoise pas facilement. Faune et flore particulières avec lesquelles la jeune fille insatiable nous des liens intuitifs, rencontres fortuites avec un jeune gaucho sympathique (et qui fait cadeau de quelques poissons pêchés dans une rivière). Contacts éphémères avec deux évangélistes en tenue de ville, tentant de communiquer en anglais pour prêcher la bonne parole et porter assistance à des habitants dont ils ignorent tout. Des intrus burlesques dont l’aventurière ne perçoit pas la dimension d’endoctrinement religieux, trace d’un phénomène social et culturel que le pouvoir central argentin laisse se développer dans une région abandonnée à ses marges.
Mora approfondit surtout au fil des jours l’affectueuse amitié, pleine de respect et de curiosité, avec son mentor, le descendant des premiers habitants de la Patagonie avant les incursions successives d’Européens du sud.
Nazareno, vieux sage au visage sculpté, transmet par sa façon de vivre plus que par la parole ses secrets à sa jeune amie. A elle il confie le souvenir qui le hante, l’amour de sa vie pour une Italienne partie depuis longtemps. Une femme au teint pâle et à la mince silhouette qui nous apparaît à plusieurs reprises à l’ombre d’un arbre ou, dans la bicoque de Nazareno, dansant et chantant avec grâce en reprenant le refrain de ‘Bambino’ émis à la radio nationale sur le transistor usé. Des visions fugitives matérialisant les rêves récurrents d’un homme au soir de sa vie, toujours habité par ce lien indéfectible. Et que la caméra un temps accompagne, comme le fait Mora assise aux côtés de Nazareno allongé sur l’herbe à qui elle étreint les mains de la nuit tombée jusqu’à son dernier souffle au petit matin.
Un western d’un genre nouveau
Dans ce western anticonformiste, la jeune héroïne n’apprend pas seulement du vieux Mapuche, elle apprend d’une nature immense, des animaux qui y vivent et des éléments qui la composent.
Filmée en format Scope, la Patagonie déploie devant nous, au fur et à mesure que l’aspirante ‘gaucho’ s’en empare, les aspérités, les pleins et les déliés de ses plaines, de ses montagnes vallonnées, parsemées de broussailles et de rares arbustes jusqu’à ses canyons abruptes . Violence du vent sifflant, soulèvement de la poussière grise, tempête de sable, grondement des éclairs…la dureté du climat et les déclinaisons chromatiques de la lumière, du soleil de plomb aux nuances de bleu et de gris jusqu’au noir d’encre des nuits striées d’éclairs, suggèrent la puissance des forces surmontées par notre héroïne sans peur.
Lorsque Mora, montant Zahori sans selle dans la douceur, s’éloigne de nous, petite silhouette de cavalière maîtrisant sa monture fésirée, se détachant entre deux montagnes, nous saisissons l’ampleur du chemin parcouru et la polysémie de cette expérience inouïe. Mora s’approprie son existence comme elle entre dans le paysage.
Et « Zahori » de Mari Alessandrini donne reconnissance et dignité aux rares habitants de ce territoire aux confins du monde en inscrivant l’intime et les rêves au cœur de l’histoire enfouie de la Patagonie.
Samra Bonvoisin
« Zahori », film de Mari Alessandrini-sortie le 6 juillet 2021
Sélection, Festival de Locarno 2021