Peut-on prolonger bien au-delà de la scolarité la communauté éducative et humaine qu’est la classe ? Ce rêve de pédagogie au long cours, Chloé Delaporte l’a réalisé au collège Jean-Jacques Rousseau du Pré-Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis. En 2011-2012, autour du thème au programme « se raconter, se représenter », elle guide ses 3èmes dans un projet d’écriture jusqu’à leur proposer de rédiger un carnet intime. En juin 2012, les élèves qui le souhaitent déposent ce carnet dans un coffre immédiatement fermé à clef. Dix ans après, en juin 2022, tous et toutes se retrouvent pour une cérémonie d’ouverture du coffre … Ce beau partage de créations et d’émotions, de souvenirs et de devenirs, fait de l’écriture de soi bien plus qu’un simple objet d’étude : une pratique, une posture, une invitation à envisager et inventer tout à la fois « ma vie, mon œuvre ».
En 2012, vous avez invité vos 3èmes à enfermer leur journal intime dans un coffre. Dans quel contexte avez-vous conçu un projet aussi singulier ?
En août 2011, j’ai lu Les Carnets blancs où Mathieu Simonet raconte la naissance de sa vocation d’écrivain et le destin singulier de ses journaux intimes devenus encombrants. De cette lecture est née une collaboration. Mathieu Simonet est venu dans ma classe. Il a parlé de son rapport à l’écriture et a dit aux élèves qu’il avait eu envie de devenir auteur à leur âge. Il proposait de les accompagner, de leur faire découvrir le plaisir d’écrire. Pour cela nous leur avons offert un carnet à chacun, un beau carnet Clairefontaine noir avec des pages blanches. Ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient : écrire, dessiner, griffonner ou ne rien en faire. A la fin de l’année, ils seraient invités à les enfermer pendant dix ans. Rien n’était obligatoire. Ils retrouveraient leurs secrets. Nous les garderions.
Cette même année 2011, Mathieu a créé un blog hébergé sur le site du Monde. Chaque semaine, il proposait un sujet et chacun pouvait y écrire s’il le voulait, avec un pseudonyme ou pas. Ces textes-là seraient lus, en revanche, et par de nombreux lecteurs. Des élèves mais aussi des amis à nous, des connaissances qui auraient eu vent du projet. Effectivement, ce blog a été pris d’assaut par de nombreux auteurs et encore davantage de lecteurs. Les élèves prenaient plaisir à ce rituel. Mathieu nous a fait écrire sur toutes sortes de sujets intimes : notre chambre, nos cheveux, la voix, notre mère, la peau. J’écrivais un texte chaque semaine, et sans pseudonyme. Il me semblait normal, logique que je le fasse. J’imaginais qu’on était dans un jeu et que la moindre des choses vis-à-vis des élèves, était de jouer moi-même.
Quant au journal intime, pendant ce temps-là…qu’en faisaient-ils ? Mystère. Je n’ai jamais demandé. Là, en revanche, tout était secret.
Comment les élèves ont-ils perçu cette invitation à l’écriture de soi ?
Quand les élèves ont reçu leur carnet, sobre, noir et élégant, ils ont semblé touchés. Certains ont écrit dedans tout de suite ; d’autres se sont laissé le temps de réfléchir à ce qu’ils pourraient en faire. Ils semblaient tous un peu intimidés par l’objet, par le projet. Mathieu leur a dit qu’écrire, au début, ça pouvait être juste noter des listes ou alors raconter très factuellement ce qu’on avait fait le jour même. Ils n’avaient qu’à écrire ce qu’ils avaient mangé à la cantine. C’était juste pour briser la glace, conjurer la peur du premier mot. Ils ont rangé leur cadeau dans leur sac à dos et on n’en a plus trop parlé de l’année. Il y avait ce qu’ils écrivaient pour eux et pour plus tard (en avaient-ils conscience ?) et ce qu’ils écrivaient sur le blog au vu et au su de tout le monde. C’étaient deux histoires différentes et parallèles.
Comment s’est passée la remise des journaux intimes en 2012 ?
En juin 2012, nous avons organisé une petite fête au collège. Des comédiens sont venus lire des textes d’élèves parus sur le blog, les carnets noirs ont été ficelés ensemble et nous en avons fait des piles qui pendaient du plafond, en alternance avec de grands portraits photographiques des élèves, en noir et blanc. C’était beau, visuellement. Les élèves ont entendu leurs textes, des parents ont découvert ce que leurs enfants avaient écrit sur eux. Les âges, les gens, les histoires se mélangeaient. C’était joyeux. Et finalement, ceux qui le voulaient bien ont mis leur carnet noir dans le coffre. Certains avaient agrafé les pages, d’autres les avaient scotchées, l’une d’entre eux avait cousu ensemble les pages où elle avait écrit. En tout, trente carnets ont été enfermés et deux parrains d’écriture ont été choisis : Mathieu Simonet lui-même et Arthur Dreyfus.
Le coffre aux journaux intimes a été gardé fermé pendant 10 ans : comment s’est passée cette longue période d’attente ?
Pendant dix ans, le coffre a été chez moi. D’abord dans la cave de mon appartement parisien et, quand j’ai déménagé, les cahiers ont été stockés sous mon lit, dans un sac. Les beaux portraits des élèves en noir et blanc avaient fini au mur de ma salle, je les voyais tous les jours, je les imaginais grandir, suivre leur projet, mais leur image était figée. Je ne pensais jamais qu’ils pourraient s’être égarés ou qu’il pourrait leur arriver malheur ; ils étaient liés au souvenir que j’avais d’eux. Ils avaient toujours quinze ans, pour moi, même si le temps passait. Cette aventure m’avait rapprochée de quelques parents d’élèves que j’ai revus quelquefois. Quand nous nous croisions, il était toujours question des carnets. Deux parents m’avaient confié avoir écrit sur certaines pages du carnet de leur fille, des textes pour leur enfant qu’elle lirait plus tard. Je trouvais amusant que cet objet soit ainsi investi, aussi diversement. Je pensais, une fois de temps en temps, au jour où il faudrait retrouver tout le monde pour l’ouverture du coffre et je manquais vraiment d’inspiration sur la méthode.
A-t-il été facile de retrouver les élèves 10 ans après ?
En février 2022, une des élèves a écrit à Mathieu pour lui demander si on allait vraiment faire ce qui était prévu. Nous nous sommes parlé, lui et moi, et il a été convenu que le vendredi 10 juin, nous ferions une petite fête, celle des retrouvailles. En avril, j’ai posté une vidéo sur Instagram (les portraits d’eux en noir et blanc, filmés maladroitement dans un traveling hoquetant) et un message comme un appel à témoins. J’ai fouillé dans les archives du collège. Avec les listes de classes, j’ai cherché les élèves un par un. J’en ai trouvé certains. Je leur ai adressé le message personnellement. Dès la publication, j’ai reçu plein de réponses enthousiastes et chaleureuses. Ça m’a bouleversée. Ils disaient qu’ils viendraient, qu’ils avaient reposté le message, qu’ils étaient toujours en contact avec tel ou telle, qu’ils avaient hâte de revenir au collège, qu’ils avaient oublié le carnet ou qu’ils s’en souvenaient parfaitement. Je travaille et j’habite au Pré-Saint-Gervais, c’est un village en Seine-Saint-Denis d’un kilomètre carré. Le bouche à oreille a été mon meilleur allié. Le maire a posté un message sur le rendez-vous du 10 juin 2022 et une nouvelle vague de notifications m’est parvenue instantanément. J’étais très émue. Je ne pourrais pas dire pourquoi exactement. Pour essayer de maitriser un peu mes émotions, j’ai écrit un discours à leur lire le jour J.
Le 10 juin 22, les élèves se sont donc retrouvés au collège pour l’ouverture du coffre : pouvez-nous raconter cette cérémonie étonnante ?
Le 10 juin, à 19h, la cour du collège avait des airs de kermesse avec une guirlande de fanions multicolores, un buffet. J’avais décroché leurs portraits en noir et blanc et les avais collés sur la baie vitrée de salle polyvalente, comme le décor de nos retrouvailles. Le coffre trônait, mystérieusement entrouvert sur une table. Ils sont arrivés, un par un ou en petits groupes, rayonnants ou plus réservés. Quand Alia est arrivée, la première, je l’ai vue et j’ai compris que ces 10 années étaient passées, concrètement, que c’était une histoire vraie et qu’ils n’avaient plus rien d’enfants. J’ai reconnu la voix d’Ehlem, le regard d’Heddy, la démarche de Fatoumata. Mais c’étaient des adultes qui venaient là, se retrouver dans la cour de leur collège. Je n’avais pas vraiment anticipé ça. Ils parlaient de ce qu’ils « faisaient ». Je ne comprenais pas tout. Leur monde et le mien étaient encore plus éloignés que quand ils avaient quinze ans. Pour certains, ils faisaient des métiers que je ne connaissais pas. Ils avaient déjà une expérience de la vie que je ne m’étais pas figurée. Ils étaient bien dans leurs baskets. Ils se parlaient sans gêne. J’étais aux anges.
Mes collègues chéris étaient là, le maire est venu avec la journaliste de la ville pour faire un papier. Il y avait même quelques parents, aux cheveux grisonnants, comme moi, qui se faisaient discrets mais qui avaient voulu venir. Mathieu Simonet, bien sûr, était présent aussi. Nous étions une cinquantaine. La lumière était très belle et tout le monde s’est mis à se remémorer cette fameuse « année des carnets ». Les anciens élèves prenaient des photos d’eux dans la cour, postaient des messages sur les réseaux sociaux #10ansplustard.
Comment s’est passée la remise des carnets elle-même ?
J’ai fait mon discours. Ensuite, nous avons ouvert le coffre et j’ai remis chaque carnet à son propriétaire. J’ai fait plus ou moins l’appel, c’était drôle ; et ils sont tous venus vers moi, chercher leur journal intime. Il y avait ceux qui l’ouvraient tout de suite et ceux qui le glissaient dans leur sac pour l’ouvrir plus tard. Certains élèves étaient venus avec leur carnet parce qu’à l’époque, ils n’avaient pas voulu le laisser. Trop précieux ? Trop secret ? Alia avait, par exemple, fait ses premiers vrais dessins sur le carnet et elle l’avait conservé : depuis dix ans, elle continuait : un portrait sur chaque page. On y voyait toute l’évolution de sa technique. Les autres étaient épatés, eux qui y avaient grossièrement gribouillé des personnages de mangas dix ans plus tôt. Et puis, peu à peu, les élèves sont repartis dans leur vie. Certains avaient envie de rester, d’évoquer leurs souvenirs du collège entre eux et avec moi. Nous avons parlé de futilités, de politique, de fric, des élections, d’habiter seul ou de rester chez ses parents. Nous avons prolongé la soirée avec Mathieu et une dizaine de jeunes adultes qui étaient venus de province ou avaient renoncé à des plans pour venir ce soir-là. C’était très doux et léger.
Quelles leçons tirez-vous d’une telle expérience ?
J’ai compris que cette histoire avait donné un nouveau souffle à ma façon de travailler. Je devais, par principe, faire confiance à mes élèves et ne pas trop m’inquiéter pour eux. Ils finiraient par trouver un cap.
En 2019, un de nos élèves de 3ème s’est fait tuer dans une rixe. Et là, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à changer, à notre niveau. Que nous pouvions essayer de faire en sorte que la vie ait un poids, une importance, un sens ; qu’on n’ait pas l’idée d’aller la risquer dans une bagarre stupide. J’étais justement en train d’imaginer les contours d’une œuvre que chaque élève prendrait du temps à faire. Ce serait « ma vie mon œuvre ». A travers une série de sujets qu’ils choisissaient dans des thèmes imposés, j’invitais mes élèves à interroger l’histoire vraie (ou imaginaire) de leur famille, leurs rêves, leurs envies, leurs peurs, leurs projets. Depuis 2019, je fais faire ce travail à toutes mes classes de 3ème. Ils s’en emparent avec plaisir et originalité. Je leur donne deux mois pour me le rendre. C’est absolument impossible à évaluer mais pour ce travail là, je ne m’en soucie pas.
Et puis, le 29 juin 2022, nous inaugurons, Mathieu Simonet, quelques autres que je ne connais pas et moi, une association qui s’appelle « Une lettre à la mer ». Il s’agit de demander à des collégiens quel serait le métier de leurs rêves. Ils écrivent une lettre à celui qu’ils espèrent devenir. Nous cherchons un parrain pour chacun, quelqu’un qui fait justement ce métier idéal. Sur le modèle du parrain d’écriture, celui-ci s’engage à prendre des nouvelles de son filleul, de sa vocation. Pour moi, l’idée est d’ouvrir des fenêtres. Sortir de la classe, au moins par l’esprit.
Vos activités parallèles de « biographe » vous invitent-elles à mettre l’écriture de la vie au cœur de votre enseignement ?
L’écriture de la vie, c’est tout ce qui me passionne en tant que lectrice. J’adore faire découvrir des artistes qui font de leur vie, leur œuvre. Je me laisse chaque année déborder par mon envie de leur faire lire tel auteur ou découvrir telle plasticienne. Au mois de décembre, je clos le sujet à contrecœur. Je crois que sur ce chapitre, j’embarque mes élèves. Dans leurs copies, quand ils citent Annie Ernaux ou Claude Cahun, Edouard Levé ou Cindy Sherman, j’ai des frissons de plaisir.
Alors oui, j’essaie de leur transmettre le plaisir d’écrire par le plaisir de lire. Mais aussi en leur parlant de mes questions personnelles en tant que biographe. Depuis quelques années, j’écris des « livres de famille ». Je rencontre des gens, je les écoute, les enregistre, et j’écris l’histoire de leur vie. Ensuite, le livre est imprimé en quelques exemplaires, juste pour la famille. Je suis au plus près les désirs du commanditaire : troisième personne ou première personne, récit chronologique ou anthologie de souvenirs. Mes élèves aiment que je leur soumette les questions que je me pose au fur et à mesure de l’écriture. Ils s’improvisent consultants en écriture d’histoires vraies mais pas vécues par l’auteure ; ça les amuse.
Quand, à un moment, ils s’emparent de « ma vie, mon œuvre », ils ont déjà rencontré des artistes qui leur plaisent ou qui les intriguent, qui leur parlent une langue qu’ils comprennent et qui abordent des sujets qui les concernent. Ils voient que l’inspiration n’est pas forcément une puissance occulte réservée à quelques élus, mais qu’on peut très bien ancrer son art dans une réalité prosaïque. Alors, ils s’autorisent à écrire, à peindre, à coller… ils « s’y croient » et c’est très bien comme ça. Ils parlent de leur travail comme d’une œuvre.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut