"Nier totalement la place des appareils numériques individuels ferait courir le risque de laisser de côté une dimension sociale des pratiques individuelles et ainsi de ne pouvoir les moduler, les réguler et surtout permettre aux jeunes de les situer de manière pertinente dans leurs usages quotidiens". Bruno Devauchelle revient sur l’histoire compliquée des équipements distribués et du BYOD dans l’univers scolaire. Si un consensus s’est fait contre le BYOD, n’est il pas illusoire et néfaste de croire qu’on peut enterrer les smartphones des élèves ?
Quand on croit tuer le BYOD…
Depuis le début des années 2010 et au vu de la multiplication des smartphones, les enseignants qui souhaitaient utiliser le numérique dans leur classe avaient parfois recours au matériel personnel des élèves. Cette manière de faire, symbolisée par l’idée d’inviter les élèves à amener leurs appareils numériques personnels en classe (BYOD – Bring Your Own Device, AVAN Amenez Vos Appareils Numériques) semble ne pas avoir fait long feu. En effet, la multiplication des initiatives pour distribuer des ordinateurs portables aux élèves (en lycée en particulier) se pose comme une alternative sérieuse à l’intrusion du matériel personnel des élèves dans la salle de classe. Cette idée n’est pas nouvelle et dès le début du XXIe siècle, certains politiques étaient déjà porteurs de cette idée comme feu Henri Emmanuelli dans les Landes (2002) ou encore François Hollande en Corrèze (2008). C’est ce dernier qui, en 2015, alors Président de la République, a lancé un plan massif d’équipement. En 2018, JM Blanquer utilise la symbolique de l’interdiction du téléphone portable en classe pour accompagner le coup d’arrêt du plan d’équipement voulu par le précédent président. Deux clans semblent alors s’opposer : ceux qui estiment que le numérique n’a pas sa place à l’école, ceux qui pensent que si l’école veut éduquer dans un contexte de société numérisée, il est nécessaire que les moyens numériques soient dans la classe. Au-delà des questions matérielles et logicielles, il s’agit aussi d’une question de la conception de l’école et de sa place dans la société et pour reprendre une de nos récentes chroniques de préciser la "distance" qu’il faudrait mettre entre le système scolaire et la société. L’un des pivots de cette réflexion étant la question des fameux "fondamentaux".
Inviter les élèves à amener leur propre matériel en classe relève d’une "facilitation", mais aussi d’une "complexification". Pour certains enseignants, le smartphone est un "couteau suisse multifonction" immédiatement disponible pour élargir le dispositif d’enseignement. Pour d’autres c’est plutôt un risque de pagaille et de détournement de l’attention des élèves et un risque pour la santé (physique et mentale) des élèves. Pour les services informatiques des collectivités, des académies, des établissements, le BYOD est surtout un casse-tête technique dès lors que l’on veut "encadrer" les pratiques des élèves dans l’établissement scolaire : systèmes et matériels différents, problèmes de connexion au réseau, multiplication des logiciels et incompatibilité… Bref le BYOD pouvait certes apporter une solution pour les calculatrices scientifiques et l’accès au web. Mais la sécurité, la fiabilité, le contrôle sont mis en difficulté et la multiplication des risques est importante. En 2019, la question est vive et les projets pour cette solution semblent à l’étude. Mais cela a été sans prévoir la crise sanitaire qui apparaît en 2020. C’est cette crise qui a révélé d’une part la place que pouvaient prendre les moyens numériques dans la continuité pédagogique et, d’autre part, les fractures numériques multiples au sein de la société.
A la suite de cette crise, déjà progressivement installée dans le paysage (le projet Lycée 4.0 Grand-Est date de 2018), l’idée des équipements individuels des élèves va connaître un engouement réel dans l’école et au-delà, en particulier dans les collectivités (Ile de France, Occitanie etc.). Ainsi, la région Pays de la Loire, comme jadis d’autres collectivités s’est tournée vers l’équipement direct des jeunes et des familles et non pas l’équipement des établissement scolaires. D’autres, au contraire, comme le projet TNE (Territoires Numériques Éducatifs), lancée en 2020 et élargi à partir d’octobre 2021, sont orientés vers les écoles et les collèges essentiellement. L’idée d’un Socle Numérique d’Équipement des Établissements fait son chemin. Deux logiques donc qui, toutes les deux, visent aussi à neutraliser le développement du BYOD, sans pour autant l’énoncer clairement. Il faut aussi prendre en compte les disparités territoriales en matière d’équipement des établissements scolaire. Pourtant, il ne faut pas oublier, ni ignorer, que l’équipement personnel des jeunes (élèves) est désormais au coeur de leur vie quotidienne et que ces appareils sont aussi dans la classe, mais avec un statut différent désormais. Ils peuvent cependant être une force d’appoint en attendant mieux.
Vers une fluidité des sphères familiale et scolaire ?
Que ce soit le BYOD personnel ou le matériel mis à disposition des élèves (par l’établissement ou directement) la question est aussi celle de la liaison domicile/établissement. Depuis 2010 que le cahier de textes numérique s’est imposé et 2003, année du lancement des Environnement Numériques de Travail (suite au projet Proxima), une digue a été rompue au moins partiellement. En effet en autorisant et facilitant la visibilité de l’activité scolaire en dehors du lieu scolaire et en "temps réel", ou au moins sans intermédiaire humain avec le numérique, mais aussi en amenant le suivi de la vie scolaire dans l’espace familial, une frontière s’est estompée, en partie. Les logiciels de vie scolaire (parfois intégrés aux ENT, parfois indépendants) ont aussi tablé sur le fait que les smartphones étaient les plus proches équipements familiers aussi bien des jeunes que de leurs parents. Dès lors, l’accès à ces services via un smartphone est devenu incontournable, mais pas exclusif. On se trouve donc face à une concurrence entre les équipements personnels et les équipements dans l’établissement scolaire. Le résultat de la circulaire de 2018 sur le téléphone portable a été de cantonner ces appareils à la périphérie de la salle de classe, sauf exception. Dans l’esprit de nombre d’enseignants, l’ordinateur portable est plus "performant" par rapport à leurs besoins pédagogiques et didactiques. Pour certains, c’est aussi un instrument professionnel présent dans le monde du travail et que, à ce titre, il mérite d’être préféré. Mais alors quid du BYOD ?
Les appareils personnels et en particulier les smartphones sont désormais mis en marge de l’école, et uniquement selon les besoins spécifiques du moment. Toutefois, il ne faudrait pas négliger la place du smartphone dans le monde professionnel mais aussi dans la manière dont les jeunes "rentrent en numérique". Nier totalement la place des appareils numériques individuels ferait courir le risque de laisser de côté une dimension sociale des pratiques individuelles (et les pratiques et habiletés associées) et ainsi de ne pouvoir les moduler, les réguler et surtout permettre aux jeunes de les situer de manière pertinente dans leurs usages quotidiens. La crainte des contournements est réelle et il faut la prendre en compte. Mais, dans une relation de confiance au sein de la classe, il est possible d’entrer en dialogue avec les élèves et d’interroger les "continuités" que le numérique a rendu possibles et à même amplifié. On peut aussi envisager qu’une réelle complémentarité soit possible entre les différentes sphères de la vie : professionnelle, scolaire, familiale, sociale. Là encore, on constate que le numérique a transformé le cadre scolaire et attaqué la forme scolaire, en particulier dans sa dimension d’éloignement de le vie quotidienne, et qu’une des transformations majeures que nous vivons c’est bien la fluidité entre les sphères, mais à condition de pouvoir les accompagner et en faire des objets d’éducation (et pas seulement d’enseignement) et de citoyenneté.
Bruno Devauchelle