A l’heure des achats et lectures dématérialisées, faut-il faire redécouvrir aux élèves le plaisir de la librairie, donc de l’objet-livre lui-même ? C’est le sens du dispositif « Jeunes en librairie » auquel Claire Tastet a participé avec ses 1ères au lycée Jacques Vaucanson à Tours. Par-delà la sortie scolaire, le projet aborde bien des thèmes : la parole d’autorité en matière culturelle, la vitalité de la littérature contemporaine, la « dormance » de livres à réveiller… Et il invite à à déployer bien des activités : rencontre avec l’écrivain québécois Michel Jean, visioconférence avec un éditeur, écriture créative sur l’importance du corps et du lieu de lecture… Et si on libérait le livre du pouvoir d’enfermement de l’Ecole ? Récit par Claire Tastet d’un projet singulier et inspirant …
Un projet de classe en première Humanités, Littérature et Philosophie
« Cette année, ma classe et moi-même avons participé au dispositif « jeunes en librairie » porté par le Ministère de l’Education Nationale et par Ciclic Centre-Val de Loire, l’agence régionale pour le livre et l’image. J’avais proposé la candidature de mon groupe de première Humanités, Littérature et philosophie au mois de septembre.
Le dispositif propose un cadre en trois temps : une rencontre avec un libraire partenaire, une visite dans la librairie (les élèves disposant d’un bon d’achat de 30 euros chacun, dont 10 pris en charge par l’établissement, à faire valoir lors de cette sortie) et éventuellement une action supplémentaire (qui ne nous a pas été octroyée). Ce dispositif a de quoi séduire car on voit qu’il est un cadre souple que l’enseignant n’aura aucun mal à transformer en projet en l’adaptant aux objectifs de sa classe et en l’inscrivant dans les programmes. C’est ce que je me suis plu à faire et le projet a grandi au fur et à mesure de l’année et de sa conception : de rencontre avec un libraire, il est devenu rencontres avec les métiers du livre.
Acte I : le libraire vient à nous (février 2022)
La librairie partenaire est une libraire indépendante et singulière de Tours, ville où se trouve mon lycée. En effet, la librairie « Le Livre » s’est spécialisée dans les sciences humaines, l’art et la littérature, le fond dont elle dispose est très conséquent et il fait l’objet d’un choix pensé et assumé par le propriétaire Laurent Evrard. Certaines œuvres, pourtant en tête de gondole dans les librairies de grande diffusion, ne s’y trouveront pas. D’ailleurs, point de gondole, mais des tables… et surtout aucune signalétique.
De nombreux échanges avec Laurent Evrard, très disponible, ont nourri la préparation de sa venue. Je voulais inscrire cette première rencontre (au mois de février) dans l’objet d’étude du premier semestre : « les pouvoirs de la parole ». Nous avons donc choisi d’aborder la problématique suivante : de la bibliothèque publique (incluant le C.D.I) à la bibliothèque privée. Il s’agit de voir comment la bibliothèque peut construire une parole d’autorité autour du livre et de s’interroger en écho sur la parole du libraire : parole d’autorité ou parole de séduction ?
Laurent Evrard a, lors de sa visite au lycée, proposé aux élèves des livres singuliers et rares pour leur faire percevoir à la fois la vitalité créatrice contemporaine et ce qu’il nomme des « objets de culture ». Beaucoup d’autres notions ont été évoquées comme la « dormance » (que certains élèves ont réinvestie dans le cadre du cours de français lorsqu’a été abordée l’œuvre d’Olympe de Gouges) mais aussi l’engagement du corps et l’importance du lieu dans la pratique de lecture (réflexion suscitée à partir des photographies tirées du livre On Reading d’André Kertész).
C’est sur ce dernier point que j’ai choisi de rebondir en proposant aux élèves de créer des textes courts sur l’engagement de leur corps et l’influence des #Lieuxdelecture en m’inspirant du jeu proposé par mon collègue Grégory Devin sur Twitter.
Acte II : la visite à la librairie (mars 2022)
La visite à la librairie a été un temps fort de ce projet. Outre l’excitation de la sortie scolaire (aussi peu lointaine soit elle, dans notre cas 15 minutes de tramway), il n’est pas anodin de dire qu’elle constitue une expérience commune pour un groupe dont les élèves se côtoient 4 heures dans la semaine, réalité de la réforme du lycée.
Le groupe des 27 élèves a été scindé en deux, géographie des lieux oblige. Encadrés par un•e enseignant•e et un•e libraire, ils ont tour à tour pu échanger sur l’organisation de l’espace et du fond et explorer les lieux en se laissant tenter par les ouvrages qui leur plaisaient. Je n’avais volontairement donné aucune consigne d’achat. Il me paraissait contraire à notre projet de donner une liste indicative d’achats.
En effet, ce deuxième temps a été conçu pour s’articuler à la fois à l’objet d’étude du semestre 1 et à celui du semestre 2 « les représentations du monde ». Deux objectifs étaient donc les miens qui ne pouvaient coïncider avec une liste d’achat :
– se repérer dans la librairie
– les livres : la découverte du monde et de la pluralité des cultures, décrire, imaginer.
Enfin, le projet s’est naturellement inscrit dans une démarche d’orientation active : comment devient-on libraire ?
Les achats des élèves ont été très divers et très individuels, de l’essai psychanalytique à la poésie japonaise.
Acte III – Quand un auteur québécois célèbre choisit de venir nous rencontrer (avril 2022)
Le projet aurait pu s’arrêter-là ; le financement en tout cas s’arrêtait là. J’avais en tête l’idée de faire lire aux élèves le roman de Michel Jean, Kukum, comme ouverture contemporaine à notre réflexion sur la « découverte des mondes et pluralité des cultures ». Riche de l’expérience que j’avais menée l’année passée avec Michel Jean, j’avais prévu de lui proposer d’animer une visio, connaissant sa très grande générosité.
Imaginez quelle fut ma surprise lorsque l’association Touraine-Québec m’annonça la venue de Michel Jean, en tournée en France pour le prix France-Québec ! C’est bel et bien pour nous que le journaliste, romancier innu-québécois et lauréat de nombreux prix, a fait un crochet en Touraine. C’est pour nous que l’association a financé la rencontre.
Afin de préparer les questions et de faciliter l’appropriation de l’œuvre (qui a dû se faire en un temps record), les élèves ont conçu un musée d’objets signifiants à partir du roman : l’occasion de réfléchir à la culture mais aussi à la notion de collection (en écho au programme).
La rencontre a été un autre temps fort de notre projet : la pluralité des cultures n’était plus un objet d’étude mais une expérience de vie collective.
Acte IV : l’éditeur (mai 2022)
Tout ce projet rencontrant l’enthousiasme des élèves, il me semblait qu’il fallait le poursuivre, en faire un fil conducteur de cette année. Il me semblait aussi qu’il y avait un angle mort dans la réflexion menée sur les métiers du livre : la fonction de l’éditeur.
J’ai donc contacté Amaury Levillayer, éditeur de la très belle maison d’édition Dépaysage qui édite Michel Jean en France. Il a accepté de répondre aux questions des élèves. C’est donc en visio que les élèves ont pu échanger pendant une heure avec l’éditeur : parcours professionnel, métier, conditions économiques mais aussi et surtout choix d’éditer des auteurs autochtones ont été au cœur des discussions.
Acte V : annulé car ce n’est pas une tragédie !
Echanges riches, le projet a été également une expérience humaine très émouvante, marquante pour les élèves dont les bilans de l’année font apparaître le caractère mémorable du projet. Le cadre proposé par « Jeunes en librairie » a été largement débordé grâce à nos envies mutuelles d’aller les uns vers les autres, de nous rencontrer par-delà les générations, par-delà les frontières. »
Claire Tastet
Les lieux de lecture des élèves