"Ce projet d’expérimentation s’inscrit tout à fait dans les réorientations de l’école maternelle définies par le précédent ministère, celles d’une centration sur les seuls apprentissages scolaires « rentables » et plus largement d’une maximisation du temps de l’école maternelle comme un temps d’instruction". Pascale Garnier revient sur le récent rapport de l’Institut Montaigne sur l’éducation dans les quartiers pauvres.
Evaluer les enfants avant l’entrée en maternelle
À la croisée du monde politique et de l’expertise, les think tanks continuent d’investir les questions éducatives dès le plus jeune âge. L’institut Montaigne publie ainsi en juin 2022, sous la plume de Hakim El Karoui et Olivier Klein, un rapport "L’avenir se joue dans les quartiers pauvres", consacré à l’action publique en « Quartiers politiques de la ville » (QVP).
En matière d’accueil et d’éducation des enfants de moins de trois ans, le rapport indique des chiffres qui soulignent des inégalités criantes, comme l’absence d’un établissement d’accueil dans 40% des QVP. Dans ces quartiers, seuls 22% des besoins en place sont couverts, l’offre de crèches y est 6 fois inférieur à la moyenne nationale (p. 7). Plus généralement, 68 % des enfants des familles les 20 % les plus riches ont accès à un mode de garde (collectif ou individuel) contre seulement 9 % pour les plus pauvres (p. 11). Face à ces déficits, les propositions sont celles d’un « parcours petite enfance », nécessitant la création de nouvelles places : « entre 6 et 18 mois, un accueil hebdomadaire des enfants et parents dans un établissement multi-accueil, spécialisé dans le soutien à la parentalité » ; « entre 18 mois et 3 ans, un accueil en structure collective ». Une phase de « bilan » est proposée juste avant l’entrée en maternelle, pour « évaluer le niveau d’acquisition de la langue et le développement des aptitudes sociales des jeunes enfants » (p. 27). Ce genre d’évaluation précoce, qui a suscité le vaste mouvement « Pas de zéro de conduite » en 2005, se trouve ainsi complété par un objectif d’évaluation du langage, commandé par l’impératif d’être « prêt » pour la scolarité obligatoire à trois ans. L’école devient l’aune à laquelle mesurer le développement et les apprentissages des tout-petits.
De vieilles recettes néo-libérales
Pour l’école maternelle, est souligné, comme c’est le cas depuis la fin des années 1960 (Garnier, 2016), son rôle fondamental pour la réussite scolaire future des élèves, en même temps qu’un constat d’échec : « Les enseignements dévolus à l’école maternelle ne permettent pas de remédier aux inégalités de départ » (p. 33). Pour y suppléer, le rapport préconise de doubler la fréquentation de l’école maternelle par l’expérimentation d’un « programme de forte stimulation cognitive » organisé au sein même des classes en petits groupes de 4 enfants pour un adulte, en employant des « contractuels (service civique, étudiants, retraités etc.) ». Ils interviendraient directement en petites et moyennes sections, sans qu’il soit besoin d’un aménagement spécial : « Ces personnels (qui), grâce à des jeux éducatifs, permettront de renforcer le travail effectué par les élèves sur les compétences prédictives de l’enseignement des fondamentaux » (p. 35). Rien n’est dit sur la formation des enseignants, sur les conditions de scolarisation des enfants, les très fortes disparités territoriales, notamment en termes d’agents territoriaux, l’absence de mixité sociale, etc.
Le rapport reprend ainsi de vieilles recettes néo-libérales du monde anglo-saxon, celle de programmes éducatifs compensatoires montés en épingle, comme le Perry Preschool Project (1962-1967), où 58 enfants afro-américains de 3 et 4 ans ont fait l’objet d’actions ciblées, dans et hors leur famille. Dès les années 1970, ces programmes compensatoires ont été remis en cause en France. Là où aux Etats unis, ces politiques d’investissement social ciblaient spécifiquement les familles les plus précaires, y a été mise en œuvre une politique volontariste de généralisation de l’école maternelle. Mais ce type de programme « clé en main » a fini par s’implanter en France, comme celui intitulé « parler bambin » dont les critiques sont très nombreuses et dont les résultats en termes de développement langagier sont pour le moins très contestables (Ben Soussan et Rayna, 2018).
Réorienter la maternelle
Si les résultats de ces programmes compensatoires restent sujets à caution, c’est notamment qu’ils passent à côté des modalités d’apprentissage privilégiées par les jeunes enfants. On peut sans doute développer et stabiliser par un entraînement dit « ludique », (et sans doute avec une bonne dose « d’attachement », même si ce n’est pas dit dans ce rapport), les réseaux neuronaux mobilisés par telles ou telles compétences cognitives et langagières. Mais que reste-t-il d’une visée proprement éducative ? Que reste-t-il des jeunes enfants eux-mêmes, réduits à des performances cognitives et langagières ? Que reste-t-il enfin de leur diversité et du temps nécessaire à des apprentissages au long cours ? Les quelques « 29 Md€ » annuels (chiffre avancé dans le rapport) que coûtent les sorties du système scolaire sans qualification ne sauraient être économisés par un programme de « forte stimulation cognitive », à l’âge de 3 et 4 ans. Il ne peut que renforcer l’exigence de résultats à court terme et, par là même, confronter toute une partie des enfants à un échec précoce. Quand comprendra-t-on que « trop d’école tue l’école » (Dubet et al., 2000), que des attendus scolaires précoces mettent en difficulté ceux-là mêmes qui sont censés en bénéficier !
Au fond, ce projet d’expérimentation s’inscrit tout à fait dans les réorientations de l’école maternelle définies par le précédent ministère, celles d’une centration sur les seuls apprentissages scolaires « rentables » et plus largement d’une maximisation du temps de l’école maternelle comme un temps d’instruction (Garnier, 2020). Regrettons finalement que les « classes passerelles » ne soient que rapidement mentionnées dans ce rapport (p. 26). Elles donnent précisément, aux enfants et à leur famille, ce temps d’apprivoiser l’école (Garnier et al., 2016). Etant donné l’absence quasi générale de transition entre familles et école en QVP, l’ensemble des petites sections gagneraient à être, elles aussi, de véritables « classes passerelles ».
Pascale Garnier,
Laboratoire Experice, Université Sorbonne Paris Nord.
Le rapport de l’Institut MOntaigne
P Garnier : Un tournant pour l’école maternelle
P Garnier : L’école maternelle qu’on ne nous envie pas
Ben Soussan P., S. Rayna (dir.) (2018). Le programme « Parler bambin » : enjeux et controverses. Toulouse, Erès.
Dubet F, Duru Bellat, M. & F. Vérétout (2010). Les sociétés et leur école ; emprise du diplôme et cohésion sociale. Paris, Seuil.
Garnier P. (2016). Sociologie de l’école maternelle. Paris, PUF.
Garnier P. (2020). L’obligation d’instruction dès l’âge de trois ans : un tournant dans l’histoire de l’école maternelle en France. Revue Internationale de Communication et de Socialisation, vol. 7, n°1-2, p. 1-16.
Garnier P., Brougère G., Rayna S., Rupin P. (2016). À 2 ans, vivre dans un collectif d’enfants. Crèche, école maternelle, classe passerelle, jardin maternel. Toulouse, Erès.