S’il suffisait d’équiper en matériel et logiciel pour que le numérique ait une place dans le système scolaire, cela se saurait. Depuis cinquante années, l’équipement a été au premier rang des préoccupations des décideurs. Or la place du numérique en éducation reste encore trop inégale, imprécise et hésitante et surtout manque d’une vision plus globale de la place à donner au numérique dans les enseignements. Car dans les domaines organisationnels et administratifs, le système scolaire ne manque pas de moyens ni de pratiques quotidiennes, les imposant même de plus en plus aux familles, aux élèves. De l’inscription aux bourses, de l’orientation à la vie scolaire, les établissements scolaires ne manquent pas de « services en ligne » qui, depuis de nombreuses années, ont informatisé la gestion des établissements. Par contre, du côté des enseignements, les équipements sont très inégaux d’un lieu à l’autre, d’un niveau scolaire à l’autre. Malgré les discours récurrents sur le sujet, malgré les récents projets des Territoires Numériques Éducatifs ou encore de Socle Numérique des Établissements d’Enseignement (SNEE), ou même encore la place présentée pour le numérique dans les documents de la cellule « bâti scolaire » de la DGESCO, on est encore très loin d’une banalisation de l’informatique et du numérique dans le quotidien de l’enseignement.
Quelle place pour les smartphones ?
Expliquons nous bien : il ne s’agit pas de préconiser un usage des moyens numériques pendant tout le temps de classe et pour toutes les activités. Non, cela est absurde et serait en fait contre-productif, tant la mission d’éducation est bien plus large. Elle concerne l’humain dans sa totalité, sa complexité, et pas seulement les techniques qui, si elles sont de plus en plus présentes dans le quotidien de la vie, ne sont qu’un auxiliaire de la « vraie vie ». Mais force est de constater le problème posé au système scolaire par l’acquisition d’habiletés dans l’utilisation du numérique dans la vie courante.
Ce qui a changé au cours des vingt dernières années, c’est la multiplication des équipements personnels et plus particulièrement des smartphones et autres équipements nomades. En investissant dans ces matériels, il s’agit aussi de dépenses pour se connecter (téléphone et Internet), voir pour certains usages logiciels (souvent gratuit, avec publicité, et parfois payant). Entre les jeux vidéo et les réseaux sociaux numériques (RSN) les plus jeunes ont massivement adopté ces moyens et ont donc développé certaines habiletés. Mais cela est-il suffisant pour « vivre en société » et y participer « activement » de manière responsable ? Nombreux sont ceux qui observent les limites de ces acquisitions informelles lorsqu’il s’agit d’accéder à des services proposés ou imposés dans la vie sociale comme les inscriptions à différentes ressources (école, Pôle emploi etc.) ou à des services importants (ameli/santé ou encore impôts et banques). Les jeunes acquièrent les habiletés dont ils ont l’usage (besoin ???) mais ils sont démunis face à ces autres ressources et services imposés dans la vie sociale.
A l’école
Si à l’école les élèves accèdent à des écrans de manière aussi aisée que dans leur quotidien, alors les équipes éducatives pourront renforcer leur capacité à leur faire adopter des attitudes responsables : apprendre à ne pas utiliser si cela n’a pas de sens, définir des priorités, faire des choix. Ainsi, l’école peut mieux remplir sa mission éducatrice, ce qu’elle ne peut faire si l’informatique, les écrans restent de côté (salle informatique, valise de portables partagés qu’il faut réserver) et sont souvent compris pas les élèves comme des récompenses, des détentes, par rapport aux pratiques habituelles en classe. Le rapport de la Cour des Comptes de 2019 dont le titre et le sous-titre sont éloquents : « Le service public numérique pour l’éducation, Un concept sans stratégie, un déploiement inachevé ». Ce dernier, établi avant le confinement serait sûrement enrichi des acquis de ces deux dernières années et démontrerait ce que le rapport de l’Inspection Générale sur les cours moyens pour comprendre le problème paru en avril met en évidence : (p.16) : »En ce début de troisième décennie du 21e siècle, les classes de cours moyen sont presque toutes équipées d’un vidéoprojecteur : 79 % des classes visitées disposent d’un vidéoprojecteur fixé au mur ou au plafond, 9 % disposent d’un vidéoprojecteur non fixé et seules 12 % n’en sont pas équipées ». On peut ajouter à cela cette autre observation sur la disposition dans les salles qui confirme le modèle principalement « expositif » de l’enseignement : « La disposition la plus souvent retenue, dans un peu plus de la moitié des classes observées, est une disposition en colonnes et rangées, où tous les élèves font face au tableau. Cette disposition classique permet à tous les élèves d’être bien positionnés pour observer le tableau. ».
Concernant plus précisément l’usage du numérique les inspecteurs écrivent : « Les classes sont généralement équipées d’un ordinateur relié à un vidéoprojecteur, mais la projection ne se fait pas toujours sur un tableau où il est possible d’écrire et les visualiseurs restent excessivement rares ». On lit également : « Les ordinateurs et tablettes à disposition des élèves restent rares dans les classes de cours moyen ». En observant ainsi que les élèves ne peuvent que très rarement accéder à des matériels « fonctionnels » en classe, ils poursuivent leur analyse en direction des enseignants à propos de la mise en oeuvre des moyens matériels par les élèves en classe : « Les quelques séances où leur utilisation a été observée avaient nécessité un engagement très important des enseignants pour les préparer. » La préconisation des inspecteurs, pris dans une analyse réaliste et égalitariste de la situation, est de promouvoir l’idée d’ordinateur à proximité, c’est-à-dire directement accessible par l’enseignant et les élèves dans la salle de classe. Les ordinateurs en fond de classe est présent dès les premières années de l’informatique pédagogique. Nous avons pu l’observer dès le début des « ordinateurs individuels » au milieu des années 1990. Quant aux équipements individuels des élèves, nous l’avons surtout observé de manière expérimentale dans les années 2014 – 2016, en primaire, alors que ce projet était déjà en place dès 2002 dans certains collèges et dans certains lycées. Force est de constater que la tendance est de plus en plus forte, confirmée par l’utilisation fréquente du matériel personnel des élèves (smartphone le plus souvent, le BYOD) pendant les cours.
Et maintenant ?
Le taux d’équipement des jeunes est impressionnant et ce dès le plus jeune âge (10 ans le plus souvent pour un premier équipement personnel, bien avant pour un équipement dans le foyer). Les changements les plus récents de pratiques des usagers jeunes vont dans deux sens : les réseaux sociaux numériques d’une part, les utilisations « spontanées », c’est à dire les utilisations qui croisent la facilitation des activités et l’instantanéité d’accès à ces fonctions (vidéos, jeux, services simples, applications pratiques). Les inquiétudes et les préconisations faites par Dominique Boullier dans son ouvrage sur les réseaux sociaux devraient irriguer le monde enseignant et éducatif (« Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux », ed le Passeur, 2020). Même si ce document n’aborde pas directement la question du scolaire, il met en évidence la place prise par les Réseaux Sociaux Numériques (RSN) dans la société et donne des pistes pour « reprendre la main ». Si bien sûr c’est d’abord en direction des décisionnaires que ce propos s’adresse, il concerne chacun de nous, tant nous laissons irriguer notre quotidien par ces moyens numériques sans chercher à les comprendre, à essayer de les contrôler, au moins pour soi.
Le changement de ministre de l’Éducation va-t-il faire émerger une autre vision des choses ? Rien n’est moins sûr pour le moment. La génération du retour à l’antérieur avait été portée par le précédent ministre, pensant ainsi qu’il suffirait de contrôler pour protéger et éduquer. Les faits ont montré qu’ils n’en était rien, bien au contraire, car les situations de crise vécues et probablement à vivre vont amener à d’importants changement qui seront accompagnés dans la société par le numérique. Souhaitons qu’une vision politique porte vraiment le système scolaire à agir (et non pas « réagir »).
Bruno Devauchelle