Voici deux productions d’enfants de la grande section évoquée dans ma lettre au Ministre (l’école compte 2 classes de moyenne et grande sections ; la classe qui me sert d’exemple réunit 7 enfants de moyenne section et 13 enfants de grande section). Ces productions individuelles ont été obtenues, parmi d’autres évidemment, le 17 janvier.
Ces textes sont bien des productions individuelles réalisées crayon en main, et non par la médiation de la « dictée à l’adulte ». Ils donnent à lire (et cela doit sauter aux yeux), en même temps qu’une compétence créative déjà assurée pour quelques enfants, une véritable jouissance du pouvoir de l’écriture… et il est vrai que l’on n’obtient pas cette maîtrise du geste graphique (tous les enfants de cette grande section écrivent maintenant en cursive sans modèle) si l’on n’a pas l’occasion d’écrire beaucoup, et tous les jours.
Le premier texte est celui de S…, originaire de Mayotte. Le voici sous une forme plus conventionnelle.
Le gitapir
Le gitapir vit en Amérique. Il pèse 500 kg. Il mesure 30 m. Il mange des fourmis bleues. La femelle met bas 1000 petits.
Le second texte est celui de H…, l’enfant d’origine syrienne que j’ai évoqué dans le courrier au Ministre.
Le goro
Le goro, il mange des coccinelles. Il vit en France.
Ces deux productions font apparaître, à deux niveaux d’appropriation différenciés, des « compétences culturelles » dans le champ zoologique d’une part (les enfants ont vu, tout au long de leur scolarité maternelle, beaucoup de documentaires en video), et d’autre part dans le domaine de la connaissance des textes (des albums documentaires ainsi que quelques ouvrages encyclopédiques leur sont régulièrement lus et sont donc devenus familiers).
Les enfants de cette classe vont participer au concours national « Bestiaires et maxi-monstres » : il s’agit d’imaginer des « monstres hybrides combinant les caractéristiques d’au moins trois animaux existants ».Depuis la rentrée de janvier, une attention particulière est consacrée à repérer, dans des fiches documentaires « allégées », les informations essentielles (inspirées directement de Faune des cinq continents, chez Gründ, ces fiches seront bientôt intégralement proposées). Une affiche a été réalisée pour lister, en écriture cursive, les expressions récurrentes : « il vit, il mange, il pèse, il mesure, la femelle met bas, la femelle pond »…
Alors que plusieurs des enfants ont encore du mal à se repérer dans ces écrits documentaires complexes, ils réussissent beaucoup mieux, chacun selon son propre cheminement, la production du 17 janvier. Cela est pour moi une preuve de plus que c’est en rencontrant quotidiennement des propositions d’écriture authentiques que tous les enfants, dans ce corps à corps patient, exigeant, quotidien, parviendront à s’approprier réellement les composantes complexes de la langue écrite.
Qu’en est-il maintenant de la représentation de chacun du code de l’écrit ? La création d’animaux imaginaires invite à lire des bestiaires fantastiques, à observer la licorne, le griffon, la chimère… Collectivement dans un premier temps, on imagine des « animaux-valises », dont la maîtresse écrit les noms au tableau. Puis, les jours suivants, les enfants s’y essaient individuellement, en faisant appel aux animaux et aux mots qui leur plaisent à ce moment : N… [d’origine marocaine] imagine le tapir rose pendant qu’O… [française] imagine le laitcochon, O… [turque] le gidinosaure, Z… [franco-marocaine] le dino, A… [mahoraise] le gidapi…
Gidapi ? Partant de « girafe », A… reprend la fin d’un énoncé qu’elle a plaisir à écrire fréquemment, le matin au moment de l’accueil, « pomme de reinette et pomme d’api ». Pour écrire « le goro », H… s’est débrouillé sans aucun recours à l’écrit et, au moment de la relecture, il pense qu’il a écrit « le joro »… (graphie vraisemblablement inspirée par les mots rouge, girafe qui lui sont familiers).
Dans les jours suivants, confrontés à d’autres situations d’écriture du même type, les enfants ont plus souvent recours à des comportements phonographiques pour écrire les mots dont ils ont besoin. Un seul exemple : S… veut écrire « mouton » et dit qu’elle ne sait plus comment l’écrire. Tout en continuant à s’occuper d’une table voisine, la maîtresse suggère : « Eh bien, [mu]… », S… : « un m… » ; la maîtresse répète : « [mu] », S… : « un o et un u ». L’échange se poursuit, exactement sous la même forme, pour la deuxième syllabe.
Je termine par la reproduction d’une « recherche de caractéristiques des animaux » due à H…, qui écrit en toute autonomie « il la une p » puis « une poch » (le e final répond à une intervention de la maîtresse).
Comment se fait-il qu’on puisse rencontrer en ZEP des enfants aussi nombreux à un tel niveau de compétences dès le mois de janvier de la grande section ? L’explication en est simple, du moins dans son principe : alors que d’ordinaire on traque en ZEP tous les risques potentiels de difficultés de façon à prévenir l’échec annoncé, et que l’on consacre de ce fait, et de plus en plus tôt, l’essentiel de son énergie à des remédiations, les enfants de cette classe ont, depuis la petite section, été considérés comme courant le risque de la réussite, à condition que l’on se donne les moyens de déployer pour eux, de façon très volontariste, les environnements les plus porteurs en même temps que les plus exigeants au plan de la culture générale d’une part, de la culture des textes et de la langue d’autre part. En bref, que l’on procède quotidiennement à des médiations culturelles, ce qui est, je le répète, tout simplement conforme aux programmes.
Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie
A voir également :
– Le « Journal d’une grande section en ZEP » a commencé en janvier :
Février 2006
Mars 2006
Avril 2006
Mai 2006
– Une tribune de B. Devanne :
« Il ne sait pas lire i2l »
– Une tribune de B. Devanne :
« A propos de la brochure Apprendre à lire«
– 2007 – Lire et écrire en maternelle : après la grande section, la moyenne section