Enseignant chercheur à l’Université Paris-Est Créteil, spécialiste de l’approche clinique et socio-historique de l’éducation inclusive, Alexandre Ployé a écrit plusieurs articles sur l’inclusion scolaire et les enseignants. Récemment, il a publié un livre sur la phobie scolaire co-écrit avec sa fille. Pour lui, le processus inclusif en France paraît malheureusement réduit à des éléments de discours politique annexes ou néo-libéraux. Il nous explique pourquoi.
Dans votre thèse sur l’approche clinique de l’inclusion des élèves handicapés au collège, vous cherchiez à identifier et comprendre ce qui fait obstacle de manière intime chez l’enseignant de base.
Je suis entré en thèse en me demandant, à partir de mon expérience d’enseignant de collège qui avait un temps travaillé en UPI, pourquoi l’inclusion scolaire pouvait susciter certaines formes de rejet, dans les discours et parfois même dans les pratiques chez mes collègues. J’étais de mon côté très sensible, personnellement, à la question du handicap et je savais par expérience que la rencontre quotidienne avec le handicap, psychique notamment, n’est pas chose facile. J’ai voulu en quelque sorte enquêter à partir de cet a priori. J’ai donc pendant plus d’un an observé et écouté des enseignants du second degré, des coordonnateurs d’ULIS, des personnels de direction d’un seul et même collège de banlieue parisienne. Mes travaux m’ont finalement permis de comprendre qu’il ne suffit pas de décréter l’inclusion pour que les personnels de l’éducation nationale soient immédiatement capables de « supporter » le rapport quotidien au handicap. Certains enseignants, bien involontairement, inconsciemment donc, se défendent, car ils sont en souffrance, de l’altérité des élèves handicapés. Certains évitent leur regard comme s’il ne fallait pas voir cet élève dérangeant, d’autres acceptent l’inclusion sans réellement la mettre en œuvre pédagogiquement. Ils ne sont ni cyniques ni malhonnêtes, ces enseignants : ils font comme ils peuvent avec le handicap, avec leur désir de bien faire, ce qui est déjà beaucoup. Ils sont le plus souvent sans formation. Ils éprouvent d’ailleurs beaucoup de culpabilité à ne pas réussir à mettre en forme pédagogique le vœu inclusif auquel ils souscrivent très majoritairement. Je me souviens d’une enseignante à la fois volontaire et impuissante qui répétait : « je sers à rien, je sers à rien ». À l’échelle du « sujet-enseignant », réussir l’inclusion scolaire, c’est d’abord devenir capable d’intégrer psychiquement l’inquiétante étrangeté de l’élève différent.
En 2018, vous avez publié un article dans la Revue internationale d’éducation de Sèvres intitulé « L’inclusion scolaire en France, un processus inachevé ». Pourquoi un processus inachevé ?
Je crois que ce titre reste d’actualité ! On peut se réjouir qu’un processus soit en cours. Il est engagé depuis la fin des années 2000 ; mais on doit à la vérité de signaler que les réalisations ne sont pas à la hauteur des attentes que le mot inclusion peut légitimement provoquer. Je me demande combien les gouvernements successifs ont eu une volonté réelle de mettre en œuvre les changements que nécessiterait un réel tournant inclusif de l’école française. Car si on observe ce qui se passe ailleurs, ce que dit la recherche, on doit s’interroger sur la persistance en France des dispositifs spécialisés tels l’ULIS et la SEGPA. Un vrai travail doit être mené à hauteur d’école, par la recherche et les acteurs de l’école : ces dispositifs sont-ils des vecteurs d’inclusion ou des endroits qui maintiennent nombre d’élèves handicapés ou en échec scolaire sur le seuil de la classe ordinaire ? Dans une position d’entre eux qui se prolonge indéfiniment ? On pourrait questionner les pratiques d’orientation qui condamnent très tôt des milliers d’élèves à des parcours d’orientation au choix finalement très réduit. On pourrait questionner également la sur-représentation d’élèves issus de la précarité, comme le montre les recherches d’ATD quart-monde, dans les dispositifs spécialisés. On pourrait se demander pourquoi on recrute essentiellement pour accompagner les élèves les plus « en besoin » de notre école, les personnels que l’on forme et que l’on paye le moins, à savoir les AESH. On pourrait se demander pourquoi depuis vingt ans on détricote la formation des enseignants spécialisés, pourquoi on en recrute si peu alors qu’ils peuvent être la cheville ouvrière de l’inclusion dans les écoles.
Ce processus inclusif me parait réduit à des éléments de discours politique. Il n’y a eu dans les 20 dernières années aucune réforme structurelle de grande ampleur qui irait dans le sens de l’école inclusive : les cycles ne se sont pas imposés, on travaille toujours avec des programmes annualisés qui excluent de la normalité ceux qui ne peuvent pas les suivre. On continue de piloter le système par l’horizon du bac. On continue d’évaluer et d’orienter très précocement. On ne forme pas au co-enseignement. Bref, le slogan inclusif a gagné en épaisseur ; la réalité inclusive un peu moins.
Sur les dispositifs de type Ulis et Unités d’enseignement externalisées, il semble que vous partagiez le même constat que votre collègue anthropologue Godefroy Lansade : des pratiques qualifiées d’inclusion différenciée se sont substituées au processus d’inclusion scolaire.
Godefroy Lansade a fait parler dans sa recherche doctorale des élèves d’ULIS ; je leur ai également consacré un chapitre dans la mienne ; ces élèves sont de bons analystes du processus inclusif. Ils témoignent massivement de leurs difficultés quotidiennes : ils sont victimes de pratiques de stigmatisation qui les assignent à une identité d’élève d’ULIS, et non d’élèves « tout court ». Ils sont l’objet de pédagogies qui confondent différenciation et euphémisation des attentes scolaires. On fait moins pour des élèves réputés pouvoir moins. Ils comprennent que bien souvent, ils ne vont dans « leur » classe qu’au titre de passager clandestin ou de visiteur temporaire. Et souvent ils montrent eux-mêmes qu’ils se sentent mieux dans l’ULIS, sous la protection de l’enseignant spécialisé.
Et pourtant des progrès ont été faits. C’est sans doute encore limité pédagogiquement, mais les enseignants ne peuvent être tenus pour responsables de la formation qu’on ne leur a pas donnée. Ces progrès sont en termes « d’esprit public » : l’inclusion avance dans les esprits. Elle conquiert des franges plus larges des salles des profs ou des maitres. Il ne manque pas sur le terrain de volonté, ou de créativité. Mais on ne peut demander aux enseignants de fabriquer une école inclusive à partir des briques d’une école inégalitaire, méritocratique en théorie et surtout dure aux pauvres. Bref, les enseignants ont besoin qu’une volonté politique se traduisant dans des changements structurels.
Vous estimez que ceux qui prônent l’inclusion dans l’appareil de l’État la vident de sa dimension révolutionnaire. Que voulez-vous dire ?
Je veux dire qu’il faut opposer à une gouvernance néolibérale de l’école, qui veut se saisir de l’inclusion pour faire avancer son très classique projet de dérégulation des statuts des enseignants et du reste – l’inclusion est à ce titre, et malheureusement, un cheval de Troie –, la dimension réellement révolutionnaire d’une école réellement inclusive : rejet de l’exclusion, prise en compte de tous les besoins y compris de ceux des enfants issus de milieux précaires, rupture avec l’illusion de l’école méritocratique, reconstitution des collectifs enseignants et promotion du travail commun, rupture avec les orientations précoces qui visent à une sélection masquée, etc.
Vous affirmez même que le management de l’inclusion en France fait souffrir les enseignants et que l’on fabrique du consentement avec de fausses évidences. Comment est-ce possible ?
Pas de magie, juste des méthodes anciennes très éprouvées : les travaux de Bernays, aux États-Unis dans les années 20, ont montré qu’une bonne communication permet de convaincre, en démocratie, mieux que la violence ou la coercition. Son livre Propaganda est ainsi une sorte de manuel de manipulation de l’opinion publique que le management gestionnaire néolibéral sait utiliser à son profit. Dans l’entreprise, on fait croire que l’ouvrier travaille pour des valeurs et non pour un patron ou des actionnaires. Glissement substantiel dont Vincent de Gaulejac montre qu’il permet de capter l’énergie des travailleurs, leur désir, leurs besoins d’idéaux. Je crois qu’on assiste à la même chose avec l’éducation nationale : on gouverne par slogans généreux qui mobilisent des mots un peu creux auxquels il est difficile de s’opposer : confiance, bienveillance, inclusion en sont les meilleurs exemples. Ces mots abrasent la conflictualité sociale : qui manifestera pour une école de l’exclusion et de la défiance ? Ces mots parlent directement à cette dimension d’idéalité si présente chez les enseignants. On observe alors qu’ils peuvent sacrifier beaucoup, en temps, en énergie, pour remplir ces beaux objectifs. Et comme bien sûr on leur fait sentir que ce n’est jamais assez, beaucoup éprouvent de la honte – de ne pas être à la hauteur de la « mission » –, de la culpabilité – à ne pas réussir à inclure l’élève handicapé par exemple – et plus largement un sentiment d’inutilité, d’impuissance. Ce mode de gouvernance de l’école est clairement source de souffrances psychiques pour les enseignants : la conflictualité sociale évacuée devient une conflictualité intime. Il faut se débrouiller avec ça.
Vos travaux les plus récents portent sur la phobie scolaire que vous connaissez bien. Celle-ci n’a-t-elle pas un lien avec le fait que notre école française repose sur des fondements contraires à une école véritablement inclusive ?
Oui, je connais bien la phobie scolaire, parce que ma fille ainée en a souffert pendant de longues années, que du coup j’ai découvert une sorte d’envers de l’école, un monde que fréquentent des milliers d’élèves plutôt invisibilisés et en mal d’école. Elle et moi avons écrit un livre : elle pour témoigner de l’expérience mal connue des soins-études qui mêlent psychiatrie et école, moi pour enquêter dans le « monde » de la phobie scolaire et aider les milliers de parents concernés à s’y retrouver.
Oui, la phobie scolaire jette une lumière crue sur les rigidités de ce qu’on appelle souvent la forme scolaire. Une lumière crue sur l’incroyable puissance des attentes sociales concernant l’école, une lumière plus crue encore sur la puissance de la norme : point de salut pour ceux qui ne filent pas droit. Point de salut sans le bac. Comme d’autres, les enfants qui souffrent de ce syndrome hantent les marges de l’école et nous indiquent donc qu’elles existent encore malgré le discours inclusif.
Mais je crois aussi qu’il ne faut pas faire de la phobie scolaire le symptôme d’une école qui rendrait malade. C’est un syndrome multifactoriel, dont les causes tiennent à l’histoire entière de l’enfant. En revanche, la phobie scolaire dit combien l’école a du mal à faire avez ceux qui ne se coulent pas dans le moule de l’élève moyen.
Finalement, pensez-vous qu’une école vraiment inclusive soit possible en France ? À quel prix ? Et comment le faire vivre honnêtement d’ici là ?
Des pays dont le PIB n’égale pas le nôtre ont donné des inflexions inclusives bien plus sérieuses que la nôtre. C’est d’abord une question de volonté politique. En attendant qu’un gouvernement se fixe une obligation de moyens pour aider les enseignants à réussir cette nouvelle « mission », je crois que nous disposons de plusieurs petits leviers pour faire avancer les choses quand même, car l’inclusion vaut mieux que ceux qui la promeuvent. D’abord s’emparer collectivement de la question, la débattre dans les écoles, dans les associations pédagogiques – qui le font déjà ! – et dans les syndicats dont je crois qu’ils ont un rôle majeur à jouer pour construire des contre-modèles politiques et pédagogiques. Ensuite, seul dans la classe, il y a toujours possibilité d’entrer en résistance contre nos propres conservatismes. Une forme de microrévolution intime qui, si elle ne change pas une structure scolaire, peut modifier une relation pédagogique. On peut donc travailler sur ce front-là, en plus des autres.
Propos recueillis par Dominique Momiron
La thèse d’Alexandre Ployé : « Les enseignants aux prises avec l’étrangeté : approche clinique de l’inclusion des élèves handicapés au collège »
« L’inclusion scolaire en France, un processus inachevé » dans la Revue internationale d’éducation de Sèvres
« La France est-elle vraiment en marche vers l’école inclusive ? » sur The Conversation