Alors que certains s’interrogent sur le maintien d’un vote à gauche des enseignants et annoncent leur « grand reclassement politique », des éléments sérieux montrent que le vote enseignant existe encore. Et qu’il reste à gauche. En 2002, l’éparpillement de leur vote a assuré la présence de M Le Pen au second tour. Dans un contexte bien différent, vingt ans plus tard, ils peuvent éviter la présence de l’extrême droite au second tour. Encore faut-il qu’ils privilégient cet objectif et regroupent leurs votes.
Il y a une identité politique enseignante
En février 2021, Jérome Fourquet, dans une étude réalisée pour la fondation Jean Jaurès, parle de « l’affaiblissement de la matrice enseignante ». Il montre, avec raison, que la population enseignante est plus diverse qu’auparavant. Du coup elle fait des choix de société différents. Il donne en exemple le taux de syndicalisation. Certes il reste un des plus élevés, mais est passé de 45% au début des années 1990 à 30% et même seulement 18% si on ne prend que les plus jeunes enseignants (moins de 30 ans). « Cette diversité culturelle, l’affaiblissement d’une matrice enseignante homogène, n’allait pas rester sans conséquence en matière électorale », écrit-il. Et de mentionner le reflux du vote socialiste, reflux constaté en 2017. Mais vant cela il y avait eu 2002, un moment où « les enseignants constituèrent un des pans de l’électorat dans lequel la dispersion des votes sur les différentes candidatures de gauche fut la plus spectaculaire ». Et cet éparpillement entraina l’échec de la candidature Jospin et le duel Chirac Le Pen au second tour. Les enseignants avaient voté trois fois plus nombreux en faveur de Chevènement et de N Mamère que la moyenne nationale.
L’hétérogénéité a effectivement augmenté chez les enseignants. On le voit aujourd’hui par exemple dans la diversité des voies d’accès à l’enseignement. Une proportion croissante des enseignants entament une seconde carrière dans l’Education nationale. Ils y apportent leur expérience antérieure des rapports sociaux.
Cependant nous pensons qu’il reste une identité politique enseignante. D’abord parce qu’il y a bien un processus d’acculturation qui se produit au sein des équipes éducatives . Les formateurs s’en plaignent qui voient les nouveaux enseignants se fondre dans les pratiques et les conceptions de leur environnement professionnel.
Ensuite, Luc Rouban (Cevipof) constate, dans une étude sur le vote enseignant de mai 2021, la plus récente de celles dont on dispose pour le moment, une forte identité enseignante en ce qui concerne les valeurs politiques. Ainsi 66% des enseignants estiment qu’il faut prélever davantage sur les riches quand ce n’est que 57% des Français et 61% des fonctionnaires. 59% se soucient de l’urgence environnementale contre 46 et 49%. L’écart est encore plus fort sur l’immigration. 36% des enseignants estiment qu’il y a trop d’immigrés contre 54% des Français et 51% des fonctionnaires. Les enseignants se singularisent.
On a compris que les idées de M Le Pen ne sont pas en vogue chez les enseignants. Selon L Rouban, les enseignants ont aussi un positionnement politique singulier. Seulement 8% se sentent proches de l’extrême droite contre 24% des Français et 21% des fonctionnaires. C’est la catégorie de la population la plus hostile à l’extrême droite. 45% disent être proches de la gauche contre 32 % des Français et 36% des fonctionnaires.
On peut en déduire que les enseignants forment bien une catégorie électorale à part, étanche au mouvement de fond qui emporte l’extrême droite vers le pouvoir et assez unie quand il s’agit de ses valeurs.
Un premier tour où les enseignants ont beaucoup à perdre
Si on regarde les intentions de vote des enseignants, d’après L Rouban, en avril 2021, 50% pensent voter à gauche en 2022, 21% pour LREM et 13% pour les candidats d’extrême droite. Par comparaison les votes des Français étaient estimés au même moment (avril 2021) à 32% à gauche, 24% pour Macron et 31% à l’extrême droite. En fait les enseignants n’ont pas évolué politiquement comme les autres Français. Ils aspirent à voter à gauche dans une proportion beaucoup plus forte qu’en 2017. Ils étaient 33% à gauche en 2017 et en 2021 cette aspiration monte à presque 50%. Parallèlement, c’est la catégorie de la population où E Macron a perdu le plus de suffrages par rapport à 2017. Le vote Macron chez les enseignants est passé de 33% à 21% entre 2017 et 2021. Et cette évolution ne s’est pas faite au profit de l’extrême droite. Le vote d’extrême droite y reste presque stable passant de 8 à 10% de 2017 à 2021.
Cette déperdition du vote en faveur d’E Macron s’explique aisément. Les enseignants ont subi sous le quinquennat Macron une série d’attaques sans précédent aussi bien par leur importance que par leur violence. Le gouvernement d’E Macron a baissé sensiblement leur rémunération. Il a profondément modifié les conditions de travail des enseignants du 1er degré en imposant des pratiques pédagogiques et en assurant une surveillance individuelle des enseignants à travers les évaluations nationale. Il a cassé les petites républiques des maitres avec la loi Rilhac. Le second degré a subi une chute constate de ses moyens qui a aggravé les conditions de travail des enseignants en même que des réformes largement rejetées dans les lycées. Le Baromètre Unsa, les récents sondages du Snuipp et du Snuep Fsu montrent que la politique ministérielle n’est soutenue que par une infime minorité des enseignants (entre 3 et 10%). Elle n’obtient le soutien que d’une minorité des cadres (directions, inspections) également. On comprend que seule une petite minorité des enseignants et même du personnel éducatif a envie d’aller encore plus loin avec E Macron.
L’autre candidat attendu au second tour n’a pas plus leurs faveurs. Les enseignants rejettent la xénophobie de l’extrême droite qui est incompatible avec l’éthique de leur métier. Ils lisent aussi dans le programme de M Le Pen la refonte de leur statut avec l’avancement au mérite, un retour à l’ordre et à la hiérarchie particulièrement rigides.
Et où ils peuvent changer les choses
Pour les enseignants un second tour entre Macron et Le Pen , comme il semble se profiler, est la pire des perspectives. Quelque soit le vainqueur de ce second tour, ils seront victimes du résultat. Même si les deux candidats ne portent pas le même avenir pour le pays et ne sont pas à considérer de la même façon.
Dans cette situation trois stratégies s’offrent à eux. La première c’est de préparer le troisième tour de l’élection présidentielle. Celui-là n’est pas écrit dans la constitution. Mais il est bien réel. De nombreux présidents l’ont croisé et certains en sont politiquement morts. Rappelons nous Mitterrand et la loi Savary. Ou encore J Chirac et la réforme des retraites. Les états majors syndicaux auraient intérêt à préparer ce troisième tour dès maintenant…
La seconde, peut-être la plus probable, c’est de voter comme en 2002 ou 2017. Ils prennent le risque de l’élection de M Le Pen au second tour car des indices donnent à penser que le vote républicain pourrait fonctionner beaucoup moins bien en 2022 qu’en 2017 et l’écart avec E Macron risque d’être faible .
La troisième solution semble la plus improbable. Les enseignants sont 870 000. Si l’on ajoute les personnels éducatifs , on compte près de 1.2 million d’électeurs. Par rapport aux 33 à 37 millions de votants du premier tour cela représente 3 à 4% des voix. C’est suffisant, en regroupant leurs suffrages, pour éliminer l’extrême droite de la compétition. Et se réserver ainsi une possibilité de peser sur les candidats du second tour.
François Jarraud
Les enseignants dernier bastion de la gauche
Avec V Pécresse l’école de la fragmentation