Peut-on sortir des exercices traditionnels et se servir de Google Maps pour enseigner les maths ? C’est le pari de Jean-Yves Labouche, professeur de maths au Lycée Français de Taipei (Taiwan). Il partage ses exercices mais surtout sa réflexion et son approche de l’enseignement des maths.
Comment est né ce projet googlem@ths ?
Le projet a commencé à germer alors que je préparais des défis pour la semaine des maths de l’association M@ths en-vie. Il s’agissait de créer des photo-problèmes pour des collégiens et je souhaitais utiliser des documents numériques pour ces exercices. L’utilisation de vues aériennes s’est imposée à moi par la diversité de situations qu’elles permettaient. Est venue ensuite l’idée de les accompagner d’autres documents pour ne pas se cantonner à des calculs de longueurs ou d’aires.
Au départ je travaillais sur la création d’une ou deux activités. La résolution de problèmes au collège étant dans l’actualité du moment, je me suis lancé dans ce projet, googlem@ths, un peu plus complet en proposant plus d’une vingtaine de problèmes qui utilisent tous le même format, formant ainsi un ensemble cohérent.
Quel intérêt pour les maths de partir de cartes google ? Est-ce un support motivant pour les élèves ?
Il s’agit ici de sortir de la routine des problèmes tels que présentés dans les manuels. Et dans ces problèmes, la vue aérienne prise sur Google Maps n’est qu’une première étape dans la résolution. C’est l’élément déclencheur de l’activité. Et c’est d’ailleurs comme ça que je le présente aux élèves, à la façon des problèmes en 3 actes de l’américain Dan Meyer : je commence par projeter la vue aérienne aux élèves et leur demande « quelle question pourrait-on se poser à partir de cette photo ? ». Ils ont souvent des idées originales ! Puis je les mets sur la voie.
Par exemple sur la vue du Stade de France, je leur demande « d’après vous quelle est la superficie de cette pelouse ? » puis « d’après vous, combien de temps faut-il pour la tondre ? ». Cette étape permettra de confronter, plus tard, leurs estimations et leurs résultats finaux : souvent, les élèves ont de grandes difficultés à estimer des grandeurs réelles et c’est un point qu’il me semble important à travailler. Enfin, je leur demande « de quelles informations aurait-on besoin pour le déterminer ». Cette question permet de faire un pas dans la réflexion sur les étapes de la résolution du problème : les élèves commencent à réfléchir à sa modélisation.
Cette étape d’introduction, orale et collective, permet d’impliquer les élèves dans l’exercice avant même qu’ils prennent connaissance de la consigne et des documents qui l’accompagnent.
Il s’agit également de varier les supports. La vue aérienne permet de calculer une distance ou une aire qui est ensuite utilisée pour un nouveau calcul dans un second temps. Celui-ci va s’appuyer une nouvelle fois sur un document réel trouvé sur Internet : une documentation technique (pompe à incendie, véhicule de nettoyage de la voirie, moissonneuse-batteuse, tondeuse à gazon…), un article de presse ou de Wikipédia, une réglementation ou encore un document commercial.
L’utilisation de ces documents concrets et bien réels est, je l’espère, une source de motivation pour les élèves : ils ont rarement l’occasion de travailler en cours de mathématiques au collège sur ce genre de ressources. De plus, dans ce genre de problème, la démarche et la recherche sont valorisées au moins autant que le résultat qui n’est, en général dans ces problèmes, pas unique (la question est souvent « donner une estimation de… »). Je propose à mes élèves de travailler en groupes sur ce genre de travaux, ça peut aussi être source de motivation.
Ce ne sont évidemment pas des recettes miracles, mais tout cela permet, dans une certaine mesure, d’impliquer et motiver les élèves, comme le permettent un grand nombre d’autres activités.
Sur l’utilisation de Google plutôt que de services tels que OpenStreetMap ou Géoportail, mon choix s’explique par ma situation géographique : ces deux autres options n’offrent pas d’images aériennes de bonne résolution en dehors du territoire français. C’est donc Google que j’utilise plus naturellement, même si je comprends que ce choix puisse paraitre discutable pour certains.
Quel genre de problème mathématique peuvent-ils résoudre ?
Il y a donc deux étapes dans la résolution de ces problèmes. La première fait intervenir la notion d’échelle et de proportionnalité pour retrouver des dimensions réelles à partir de la vue aérienne et son indication d’échelle (repère dont la longueur réelle est donnée). Dès cette première étape, la compétence “modéliser” est mobilisée : pour calculer une aire, il faut se ramener à des figures géométriques usuelles.
Par exemple, dans le bassin octogonal du jardin des Tuileries, on pourra faire apparaitre 8 triangles isocèles ; l’ île Saint-Louis pourra être assimilée à un parallélogramme ; on verra dans un bassin de Versailles un rectangle et deux demi-disques.
Dans la seconde étape de la résolution, il faut commencer par rechercher les données utiles dans le ou les documents fournis. Ensuite viennent le raisonnement et les calculs : travail sur les unités, notion de vitesse, configuration géométrique, proportionnalité… Les situations sont variées. Et si le travail est associé à la rédaction d’une narration de recherche ou d’une petite présentation orale, ce sont toutes les compétences du programme de mathématiques (Chercher, Modéliser, Représenter, Raisonner, Calculer et Communiquer) qui peuvent être travaillées avec ces problèmes. Des compétences transversales sont également travaillées comme savoir travailler en groupe.
Vous publiez beaucoup de ressources en ligne. Pour qui et pour quoi ?
Tout, ou presque tout, les documents que je produis sont destinés à mes élèves. Je partage sur mon site mes productions les plus abouties, du moins celles que je considère comme telles. Pour moi, le partage de ressources entre pairs est vital. Je puise volontiers des idées et des documents chez mes collègues, il me semble juste de partager en retour. Et ne pas refaire ce qui a été déjà bien fait par d’autres me parait être une évidence et une nécessité dans un travail dont les conditions ne vont pas en s’améliorant, notre temps est trop précieux pour cela. Notamment, le partage est devenu un besoin pour moi depuis que je suis à l’étranger, loin des formations et des groupes de travail qui favorisent les échanges. Quand je mets en ligne un document, les retours des collègues me permettent souvent de l’améliorer ou le corriger. Je suis convaincu que le regard de mes collègues me permet de progresser dans mes pratiques.
Qu’avez vous appris en enseignant à Taipei ?
C’est une vaste question : l’expatriation nous apprend beaucoup, à Taipei ou ailleurs (je suis passé par Séoul et Seattle avant de venir ici). Sur le plan personnel d’abord : découvrir un pays, une culture et des personnes est une expérience riche que je ne vais pas détailler plus ici, mais qui m’apporte énormément et a fait évoluer la personne que je suis.
Sur le plan professionnel, il y a beaucoup de points que j’ai découverts ou redécouverts. Par exemple la place de la langue : une partie de mes élèves ne parlent français qu’à l’école, la question de l’inclusion ne se pose même pas, elle fait partie de notre quotidien et il est naturel que mon cours de mathématiques soit aussi un cours de langue.
Et puis surtout, j’ai appris beaucoup parce que je suis placé dans des conditions favorables pour explorer et tenter : lorsque l’on a seulement 12 élèves dans une classe de 6e, on se lance plus facilement dans de nouvelles pratiques (la classe inversée et les plans de travail dans mon cas) que lorsque l’on a plus de 30 élèves à gérer. Lorsque tous nos élèves sont tous équipés d’ordinateurs, on se penche plus volontiers sur l’usage du numérique en classe que lorsqu’il faut réserver une salle informatique plusieurs semaines à l’avance. On envisage plus facilement un projet lorsque l’on sait que l’on n’est pas limité par le budget. On se concentre plus facilement sur la pédagogie et la didactique lorsque l’on n’a pas à faire de discipline en classe… En bref, les conditions de travail me permettent de me concentrer sur l’essence même de la profession. Et j’ai eu la chance de retrouver cela dans mes trois expériences à l’étranger.
Il est évident que bon nombre des documents que je produis et partage n’auraient certainement jamais vu le jour si je n’avais pas fait le choix de l’expatriation. Je prends très clairement beaucoup de plaisir à enseigner dans ces conditions où j’ai vraiment le sentiment de faire le métier que j’ai choisi et que j’aime. Quand je vois comment et à quelle vitesse la situation évolue et se dégrade en France, je ne peux que me dire que j’ai fait le bon choix. Et encore plus après les annonces récentes du candidat à l’élection présidentielle favori dans les sondages…
Il y a évidemment des contreparties à ce confort professionnel trouvé loin de la France. Certaines sont pesantes, la principale étant l’éloignement de sa famille et de ses proches, surtout en temps de crise sanitaire où les voyages sont impossibles ou compliqués. D’autres, d’ordre professionnel, sont bien compensées par les conditions de travail et salariales.
Mais tout de même, pour rebondir sur l’actualité politique du moment, je tiens à ajouter un mot sur l’autonomie des chefs d’établissement qui semble se dessiner dans un avenir proche en France. Je suis passé dans trois établissements ou elle était importante et la conclusion est sans appel : avec un chef bienveillant, qui fait confiance à son équipe et qui sait lui impulser une dynamique positive tout peut se passer extraordinairement bien. Mais, dans le cas contraire, l’ambiance de travail peut très vite se dégrader et devenir insupportable. En 13 années d’expatriation, j’ai connu le meilleur et le pire. Et le premier cas reste, malheureusement, dans mon cas, l’exception. Autant, dans ces établissements de l’étranger il y a des compensations qui font passer la pilule, autant, en France, ce sera bien plus difficile à supporter pour les équipes. Alors, même si je suis persuadé que les chefs d’établissements compétents sont nombreux, il y a bien plus à perdre qu’à gagner pour nous, enseignants, et pour la qualité de nos enseignements.
Propos recueillis par François Jarraud