Sociologue et professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, Fabien Granjon a étudié les usages de l’informatique connectée dans les classes populaires. Le constat est sans appel. Comme dans toute pratique sociale ordinaire, les usages du numérique connecté n’échappent pas à la règle. Le capital culturel a un impact direct sur ces derniers. Loin d’être une solution miracle pour une démocratisation de l’accès à la culture, le numérique aggrave les inégalités.
On parle souvent de « fracture numérique », mais qu’est-ce que cela signifie ?
L’expression « fracture numérique » est la traduction du syntagme « digital divide ». C’est une catégorie qui se popularise dans les années 1990 aux États-Unis sous la plume des rapporteurs de la National Telecommunications and Information Administration. Ils utilisent cette expression pour décrire ce que leurs enquêtes statistiques révèlent, à savoir qu’il existe sur leur territoire de forts écarts concernant les taux d’équipement et d’utilisation de l’informatique connectée. Ils présentent leurs résultats comme établissant l’existence de deux groupes d’individus : d’une part, les publics économiquement et scolairement les mieux dotés et, d’autre part, les populations les moins favorisées au regard de ces mêmes critères. Les premiers sont censés être entrés dans l’ère du numérique, tandis que les autres semblent restées peu ou prou en marge de la modernité technologique. L’expression « fracture numérique » désigne donc cet écart dans l’appropriation des technologies numériques d’information et de communication (TNIC).
L’expression semble ne pas faire l’unanimité. Pour quelles raisons ?
Derrière l’expression « fracture numérique », il y a l’idée que le recours à l’informatique connectée est soumis à des logiques inégalitaires, mais cette façon de désigner le phénomène pose problème. En premier lieu, il n’y a pas une unique fracture, mais différents pans d’inégalité qui ne portent pas seulement que sur les équipements et la connexion. C’est pour cette raison que l’on parle parfois de l’existence de différents niveaux ou degrés de fracture numérique. La fracture dite de « premier niveau » est liée au fait de posséder ou non des équipements, celle de « deuxième niveau » décrit des inégalités d’usage et celle de « troisième niveau » entend saisir les différences d’opportunités liées à ces usages. Récemment, certains travaux de recherche évoquent une fracture numérique de « quatrième niveau » pour désigner les différences de compétences quant à la possibilité de protéger sa vie privée et d’échapper aux logiques algorithmiques des GAFAM. Il est probable que l’on en vienne, sous peu, à parler de fractures de cinquième, sixième, nième niveaux. Cette multiplication des degrés de fracture tend à montrer qu’il y a un problème récurrent de conceptualisation du problème.
Quel est-il ce problème ?
Il me semble qu’il est double. D’abord il me paraît très important de rappeler que les inégalités numériques n’ont précisément rien de numérique. Elles sont fondamentalement des inégalités sociales qui s’imposent à la pratique du numérique, pratique dont on ne voit pas pourquoi elle échapperait à la dynamique inégalitaire qui traverse nos sociétés de part en part. Il est important de considérer que les écarts de pratique sont constitutifs d’inégalités sociales qui déterminent, certes, des conditions d’accès et d’usages, mais plus foncièrement encore, ces inégalités façonnent chez les individus des aptitudes, des envies, des dispositions qui cadrent leurs modes d’appropriation des TNIC. Prendre au sérieux ce fait invite à prêter attention aux conditions de possibilité de développement des pratiques de l’informatique connectée, mais également aux logiques sociales déterminant l’actualisation des usages.
Ensuite, et c’est là une conséquence de ce que je viens de rappeler, il me semble que c’est une erreur que de se focaliser seulement sur des pratiques qui se manifestent comme indigentes ou déficientes. Il faut envisager que des pratiques numériques en apparence étendues et expertes puissent aussi relever d’inégalités, parce qu’elles s’insèrent dans des conditions d’existence et des styles de vie qui ne permettent pas d’en faire des appuis permettant de s’assurer une vie bonne ou à tout le moins meilleure. Il s’agit notamment de montrer que des pratiques étendues et chevronnées n’équivalent pas nécessairement à des gains de bien-être. Par là, on insiste sur l’importance, non pas de compétences à proprement parler numériques, mais sur la centralité des dispositions sociales qui cadrent la production des usages. Les pratiques de l’informatique connectée ne peuvent se résumer à des manipulations pratiques de contenus, d’objets et d’interfaces. Elles sont d’abord le produit d’un rapport à la pratique socialement constitué dans un style de vie. Elles sont le résultat d’un ajustement social cadré par des valeurs, des croyances, des représentations, un ethos, qui sont socialement situés. Pour celles et ceux qui ne disposent pas des penchants et des appétences nécessaires pour se saisir de cette soi-disant « chance » que serait le numérique, les potentiels de l’informatique connectée ne peuvent, en réalité, s’actualiser en de réels avantages.
Vous pouvez donner un exemple concret ?
L’intérêt pour le domaine culturel est pourvoyeur de nombreux exemples. Si Internet permet d’amenuiser certaines contraintes quant à l’accès aux contenus culturels et facilite la relation aux œuvres culturelles, il ne modifie pas fondamentalement les conditions de formation des goûts et des dispositions esthétiques. En l’absence de relais dans la vie hors ligne, les opportunités offertes ne débouchent pas nécessairement sur des changements pérennes. Je pense par exemple à ce travailleur saisonnier que j’ai interviewé et qui me rapportait avoir été, un temps, attiré par l’opéra et être allé en ligne récupérer des enregistrements et des livrets. Mais faute d’oser faire l’expérience de l’opéra comme spectacle vivant – « ce n’est pas pour moi ! » – et de trouver des appuis à cette passion naissante dans son entourage proche, celle-ci s’est rapidement amenuisée pour finir par disparaître. Il aurait pu trouver à échanger en ligne avec des amateurs d’opéra afin de nourrir son intérêt naissant, mais cette possibilité n’a pas été envisagée par lui, dans la mesure où il ne s’est jamais senti légitime à poser un avis éclairé sur cette forme artistique. Il se sentait, d’une part, trop peu connaisseur et, d’autre part, estimait ne pas avoir assez de maîtrise du langage pour envisager une discussion sur un tel sujet. Bien qu’étant reconnu dans son entourage comme un « beau parleur », il n’a jamais envisagé pouvoir tenir un discours sur l’opéra, même dans le cadre d’une conversation ordinaire. D’un côté, des proches avec qui il pourrait parler, mais qui n’ont aucun appétit pour cette forme culturelle dont la valeur sociale est portée par une élite culturelle dont ils se sentent pour le moins éloignés. De l’autre, d’éventuels amateurs internautes partageant un goût identique, mais envisagés comme appartenant nécessairement à un univers social privilégié avec lequel il s’imagine ne pouvoir rentrer en dialogue…
Le capital culturel semble être un facteur central de l’usage du numérique
Oui, tout à fait. Toutes les enquêtes montrent que le capital culturel est un facteur clé pour comprendre la manière dont les TNIC sont appropriées. Et ce pour une raison simple : les pratiques du numériques sont des pratiques culturelles. Il n’est donc pas étonnant de constater que plus les individus sont éloignés de la culture scolaire et n’ont pu bénéficier, lors de leur prime socialisation d’un entourage disposant d’un capital culturel conséquent, plus ils semblent avoir quelque difficulté quant à l’usage de l’informatique connectée. Le fait d’être par exemple privé des enseignements scolaires les plus abstraits et les plus proches des mondes de l’art éloigne des équipements culturels et des activités artistiques, mais aussi de certaines pratiques en ligne qui, si elles sont disponibles, n’en sont pas pour autant mobilisées. La démocratisation n’a jamais fait l’usage et encore moins offert la possibilité d’en tirer bénéfice. Si Internet facilite potentiellement des formes de mimétisme culturel pour les individus des classes populaires, celles-ci ne sauraient être considérées comme semblables en tout point aux consommations effectives des classes supérieures. Le bain culturel ordinaire présent au sein des classes les plus favorisées et cadré par des prédispositions familiales ne trouve pas franchement d’équivalent en ligne. Les usages du numérique peuvent ouvrir à une culture inédite pour certains internautes, ils peuvent permettre d’accéder à des connaissances, mais ils ne peuvent guère se substituer aux logiques socialisatrices qui font que les appétences culturelles, les sensibilités et le rapport cultivé aux choses de la culture sont vécues sur le mode de l’évidence pour les uns et du labeur pour les autres.
Et s’agissant du domaine scolaire ?
Je n’ai pas spécialement enquêté sur l’école donc je ne dirai là que des évidences, mais qui me semblent bonnes à rappeler. D’abord, il faut redire que plus le niveau de certification scolaire est bas, plus la probabilité de se trouver dans une situation socialement défavorable est grande. Or l’école ne joue que partiellement son rôle supputé d’« ajusteur social ». De fait, l’école participe à la reproduction et à la légitimation des inégalités sociales auxquelles les élèves sont soumis dès leur entrée dans l’institution scolaire. La sociologue Marie Duru-Bellat a par exemple très bien montré qu’à chaque étape du cursus scolaire, il existe des effets de distorsion dus aux appartenances sociales. La part prise par le numérique au sein de la sphère éducative vient renforcer ces distorsions, c’est une évidence. La bonne maîtrise des TNIC dans un cadre scolaire est fortement indexée au milieu social. Savoir chercher, hiérarchiser, classer, synthétiser, ranger, etc. sont des compétences spécifiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec celles qui consistent à assurer une présence sur les réseaux sociaux numériques. Les usages scolaires du numérique nécessitent des compétences et des dispositions qui avantagent les élèves qui évoluent au sein de familles favorisées. Plus les élèves viennent d’un milieu éduqué et plus ils s’avèrent performants à des niveaux opérationnel, formel, informationnel et stratégique sur Internet. Les chercheuses Maria Paino et Linda Renzulli ont par exemple montré que parmi les élèves du premier cycle, ces compétences autorisent des formes de distinction et de valorisation sociale qui vont de pair avec une réussite scolaire plus assurée. Contrairement à ce que nous assènent les discours sur les bienfaits de « société numérique » ou « de la connaissance », la technologisation des différentes sphères d’activité ne vient pas particulièrement déplacer les logiques de reproduction sociale. Au contraire même, elle tendrait à les renforcer.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Granjon (Fabien), Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques, Paris, Presses des Mines, 2022