Deux textes ont été adoptés par la représentation nationale récemment. Le premier, le plus médiatisé, concerne la création du délit de "harcèlement scolaire"(Loi du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire). Le second qui a fait l’unanimité des élus concerne le "contrôle parental" de l’accès aux contenus sur le web (Loi n° 2022-300 du 2 mars 2022 visant à renforcer le contrôle parental sur les moyens d’accès à Internet). Ces deux textes sont révélateurs d’une question éducative profonde : comment éduquer demain, dans un monde dans lequel les technologies ont pris une place si grande ? Ces deux textes ont été précédés de travaux parlementaires qu’il est aussi intéressant de consulter pour comprendre d’une part le contenu de ces lois et, d’autre part, l’origine de ce qui amène à ces lois. Après avoir porté notre analyse sur chacun des textes, nous proposons de faire des liens et de mettre ces textes en perspective avec l’enseignement et l’éducation.
Des problèmes anciens
Le contrôle parental de l’accès des enfants à des usages numériques n’est pas nouveau. Avec l’arrivée d’Internet, ce sont d’abord les opérateurs qui doivent proposer un tel dispositif et cela depuis de nombreuses années. La loi promulguée en ce début mars 2022 renforce la pression pour un contrôle parental en le rendant obligatoire pour "tout terminal disposant d’un système d’exploitation". Cette évolution met en évidence l’insuffisance du cadre réglementaire existant et donc la nécessité de l’élargir. Passant du fournisseur d’accès au fabricant du terminal, c’est donc aller plus loin dans le principe. En imposant la proposition du dispositif dès la mise en service de l’appareil, le législateur tente de renforcer la prise de conscience du problème posé par une éventuelle absence de contrôle parental. Mais cette place prise par l’autorité légale renvoie à une autre question : les adultes, les parents sont-ils en capacité de protéger leurs enfants contre les dérives présentes dans toutes les sociétés ? L’exemple de la pornographie présentée par Le Monde rejoint aussi celle du harcèlement via le numérique.
La lutte contre le harcèlement n’est pas non plus nouvelle. Malheureusement, il faut reconnaître que, là aussi, les adultes ont bien du mal à comprendre cela de manière approfondie et surtout de lutter contre. Quand un enseignant déclare devant ses pairs qu’il n’a pas vu le harcèlement dont était victime une élève qui venait de témoigner, cela renvoie non pas à la seule répression du comportement, mais surtout à sa prévention et à sa détection et aussi à son accompagnement. Le texte finalement voté évoque clairement la mise en place de moyens adaptés. L’idée d’un délit spécifique pour le monde scolaire a été très discutée, les sénateurs ne voulant pas ajouter un nouveau délit spécifique mais simplement un ajout aux textes existants. Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie à l’impact espéré d’une loi sur les comportements des acteurs, à tous les niveaux. Le simple fait d’en parler spécifiquement pour le monde scolaire aurait un effet mobilisateur de ses acteurs, parents, enseignants, personnels de direction, élèves. Cela peut aussi signifier, que, comme nous le signalons précédemment, le harcèlement scolaire est peu détecté en regard de ce qu’il est réellement, semble-t-il.
La définition du harcèlement est précisée sur le site du ministère : "Le harcèlement se définit comme une violence répétée qui peut être verbale, physique ou psychologique. Cette violence se retrouve aussi au sein de l’école. Elle est le fait d’un ou de plusieurs élèves à l’encontre d’une victime qui ne peut se défendre. " Il est aussi souvent évoqué la question du cyberharcèlement. Ce comportement qui peut sembler nouveau, du fait de la nouveauté des réseaux numériques qui n’ont qu’un peu plus d’une vingtaine d’année pour le grand public, est en réalité la prolongation d’un comportement humain bien connu avec ou sans technologie. Il peut y avoir un risque à séparer les deux dimensions alors qu’elles sont dans la continuité l’une de l’autre.
Développer une approche positive
Si on rapproche maintenant ces deux textes ainsi que les nombreux articles qui évoquent, souvent avec émotion, les conséquences du harcèlement, on peut s’interroger sur la question de sa détection d’une part et sur la responsabilité des adultes, et en particulier des parents mais aussi des enseignants, des éducateurs, d’autre part. Le bien-être au travail, le climat scolaire, la bienveillance etc. sont des thèmes très à la mode en ce moment et ils font face à l’importante violence du moment : attaques verbales des politiques entre eux, attaques militaires dans plusieurs régions du monde, échange injurieux sur les réseaux sociaux, etc. Pierre Merle avait, jadis, dans un ouvrage mis en évidence certaines violences des enseignants envers les élèves (L’élève humilié: L’école, un espace de non-droit, Puf, 2005). Il mettait ainsi en évidence le fait que la perception d’un harcèlement est aussi une question de seuil : du côté de celui/celle (ou ceux/celles) qui harcèle, du côté de celui/celle qui est la cible. Il mettait aussi en évidence la continuité possible entre pratiques adultes et pratiques des jeunes. On se rappelle ces échanges parfois un peu rudes entre élèves à la sortie d’un cours et parfois pendant le cours. Le problème étant bien sûr de repérer ce qui se passe et d’en identifier la nature.
Car la question de la détection est essentielle, elle commence par l’observation et elle continue par l’écoute. Non seulement permettre à un élève qui se sent "harcelé" de le mettre en mot, mais aussi de percevoir des postures spécifiques à ces situations de harcèlement : celles de l’agression, celles de la cible. On mesure aussi la nécessité d’une continuité école-famille afin de mieux comprendre ce qui se joue et d’accompagner le jeune, mais aussi sa famille pour faire face à la situation ressentie. Faut-il pour autant mettre en place des systèmes de surveillance automatique ou de répression automatisés comme parfois on l’entend demander aux fournisseurs d’accès ou au plateformes… ? Nous avons là un exemple de la limite possible entre le nécessaire suivi et le risque de cybersurveillance. L’exemple de la société Clearview ou encore de l’avis de la CNIL à propos des caméras de vidéosurveillance dans les lycées nous montrent bien que nous ne somme pas loin de ce qui se passe dans des pays plus "autoritaires" comme la Chine. On ne peut s’en remettre à la seule technologie si l’on ne veut pas que des dérives se produisent : remettre de l’humain partout ou cela est possible dès qu’il est question de numérique, telle devrait être notre manière de faire.
En tant qu’éducateur, enseignant, parent, adulte, il est de notre responsabilité de veiller à développer une approche positive de "l’Autre". L’altérité n’est pas l’altération. L’autre ne constitue pas un danger, mais au contraire une chance. Dans la salle de classe, dans la famille, mais aussi bien au-delà dans l’espace public, il est temps que nous cessions de mettre en avant ce qui peut amener au harcèlement, cyber ou non, pour mieux l’éviter en proposant ce que des approches positives (mais pas naïves) peuvent favoriser. L’univers numérique favorise ce comportement humain essentiel : conforter nos idées, nos croyances, nos convictions et éviter de nous donner accès aux différences. Nos modèles sociaux favorisent la concurrence inter-individuelle. Or celle-ci est à la base des rivalités et par la suite des dérives allant jusqu’au harcèlement. L’éducateur, en prenant conscience, même pour la petite enfance de ces questions est amené à s’interroger sur ses propres actions éducatives et sur leurs conséquences. Un enfant ne naît pas harceleur, il le devient. L’exercice du "contrôle parental" n’est pas qu’une question de technique numérique. IL faudrait non pas seulement aborder le contrôle, mais surtout la prévention. Si j’abandonne mon enfant et ma responsabilité éducative aux logiciels, alors je perds ma crédibilité d’éducateur….
Bruno Devauchelle