« La reproduction des inégalités instille le poison lent de la défiance, du pessimisme et du ressentiment dans une société qui continue à défendre les valeurs d’une méritocratie à laquelle plus personne ne peut croire ». Dans un petit livre qui est un livre programme (Pour une politique de la jeunesse, Seuil), Camille Poigny (université Paris Saclay) livre un vrai réquisitoire sur l’absence de politique en faveur de la jeunesse en France. Electeurs, les jeunes sont toujours traités en enfants sur la plan social, toutes les aides passant jusqu’à 25 ans par leurs parents. Ce système garantit la reproduction des inégalités et oblitère l’espoir républicain. Il appelle à une autre politique, inspirée des pays scandinaves, avec un Etat qui aide directement les jeunes à se construire et de ce fait lutte contre les inégalités. Camille Peugny s’en explique dans cet entretien.
Un des intérêts du livre c’est de montrer qu’il y a des jeunesses et pas seulement une génération. Quelles fractures dans cette jeunesse ?
Elles sont nombreuses. D’abord des différences de statut. Si l’image de l’étudiant s’est imposée dans les représentations, on s’aperçoit que la moitié des 1825 ans n’étudie pas. Ces jeunes là sont en emploi ou inactifs. On sait que la trajectoire de ces jeunes est marquée par l’origine sociale, ethnique, le genre et le territoire où ils sont nés. Mais même parmi les étudiants il y a des catégories différentes. On se rappelle les queues devant l’aide alimentaire durant la crise sanitaire. La massification scolaire a entrainé l’arrivée dans les universités d’étudiants venant de milieu très populaire, toujours sur le fil de la précarité. Ils ont du mal à se nourrir.
Quelle place à l’école dans la construction de ces inégalités ?
Une place qui n’est pas négligeable. On sait que les enfants arrivent déjà inégaux à l’école. Mais les comparaisons internationales montrent que l’école français ne parvient pas à réduire les inégalités. Selon PISA, la France est un des pays où l’origine sociale pèse le plus. Les inégalités entre les bons et les mauvais élève s’accroissent dans l’école française et elles sont liées à l’origine sociale. Notre système éducatif est particulièrement élitiste. Il est tout entier tourné vers l’hyper sélection d’une petite élite et moins attentif que les autres à la réussite de tous les élèves. C’est une différence avec les systèmes éducatifs d’Europe du Nord où on évalué plus tardivement les élèves et où l’accent est mis sur des compétences minimales pour tous les jeunes.
Peut on quand même définir des points communs à cette génération ?
On peut en définir au moins deux. D’abord c’est une génération qui fait face à une précarisation accrue dès les débuts de carrière. Je montre dans le livre que quand on compare les générations on voit la précarité monter. Aujourd’hui plus de 50% des jeunes en emploi les ont dans une forme précaire : CDD, intérim, contrats aidés, stages etc. C’est une proportion trois fois plus importante que dans les années 1980. Si on regarde les quadragénaires, on voit qu’ils sont dix fois plus nombreux à être précaires que la génération précédente. On constate que la précarité va plus loin que les débuts de carrière.
Le deuxième point commun c’est que la jeunesse est une période laissée à la charge des familles. Ce sont elles qui entretiennent les 16-25 ans. Or ce système est très injuste et entretient la reproduction des inégalités. Il faudrait plus d’Etat.
Peut on dire que l’ascenseur social est bloqué ?
Il n’est pas bloqué car je montre dans le livre que des milliers d’enfants d’employés et d’ouvriers parviennent à exercer des emplois plus élevés dans la hiérarchie sociale. La promotion sociale existe encore. Mais en proportion elle n’a cessé de diminuer depuis 30 ans. Et l’essentiel de ces trajectoires et de faible amplitude. On voit des enfants d’employé se hisser vers les professions intermédiaires. Mais quand on regarde le pourcentage d’enfants d’ouvriers devenus cadres c’est moins de 10%. L’ascenseur existe mais il ne s’élève pas très vite.
Vous décrivez une société française que j’appellerais patriarcale. Etes vous d’accord ? Comment cela se marque t -il ?
Plus on va vers le sud de l’Europe, plus on a une société qui fait reposer la charge de la jeunesse sur les familles. Au niveau micro social c’est la solidarité familiale qui permet aux jeunes d’éviter la précarité. Du moins pour les générations âgées qui peuvent aider leurs enfants ce qui n’est pas le cas de tous les « boomers ». C’est pour cela qu’il faut passer à une aide de l’Etat.
Vous n’êtes pas pour la guerre des générations ?
On a un discours médiatique sur les jeunes qui considèrent les plus âgés comme responsables de leurs difficultés. Mais la réalité des relations entre générations c’est la reproduction des inégalités. Les avantages se transmettent entre générations et les inégalités se reproduisent. On le voit par exemple dans l’accès au logement avec les donations des ménages aisés vers leurs enfants.
Comment débloquer cette situation ? Peut on changer la nature d’une société par une intervention étatique ?
Oui. Je ne connais rien de plus efficace. Je plaide pour qu’on cesse de considérer les jeunes uniquement comme les enfants de leurs parents. Ils doivent être considérés comme des citoyens dès 18 ans. Il faut faire coïncider la majorité politique et la majorité sociale. En France on considère les 16-25 ans comme les enfants de leurs parents. Par exemple les étudiants sont aidés par l’intermédiaire des allocations familiales ou la demi part fiscale de leurs parents. Je préfère le modèle scandinave où il ya une forte intervention de l’Etat au profit des jeunes avec une allocation universelle et l’accès à la protection sociale dès 18 ans. Cela permet aux jeunes d’avoir le temps d’être jeunes et de vivre la jeunesse comme un temps d’expérimentation. Dans ces pays l’Etat intervient fortement pour que les inégalités se reproduisent avec moins d’intensité. Et cela donne des jeunes plus optimistes et plus confiants. Je pense qu’il vaut mieux aller dans cette voie que s’enfermer dans la voie familialiste. En France on dit aux jeunes à la fois qu’ils doivent être indépendants et s’engager mais on a des politiques publiques qui les font dépendre de leur famille.
Votre livre est un livre programme. Quels échos a t-il chez les politiques ?
J’ai discuté avec les équipes de JL Mélenchon et C Taubira. J’ai l’impression qu’à gauche l’autonomie de la jeunesse a commencé à progresser. Par exemple l’idée d’allocation étudiante se retrouve chez JM Mélenchon et C Taubira. Mais ces progrès sont aussi liés à l’action d’autres acteurs. Par exemple la Cour des Comptes a produit des rapports allant dans le même sens et montrant que les pays scandinaves ont de meilleurs résultats. Attribuer le RSA aux jeunes de moins de 25 ans devrait être une ambition minimal pour tout gouvernement voulant donner sa place à la jeunesse.
Propos recueillis par François Jarraud
Camille Peugny, Pour une politique de la jeunesse. Seuil. ISBN 9782021492439. 11€80