Le 29 janvier, le ministre a réduit le nombre de textes pour l’oral de français au bac : de 20 à 16 en voie générale, de 12 à 9 en voie technologique. Injonctions : en voie générale, au moins 3 extraits pour chaque œuvre au programme ; en voie technologique, dans l’objet d’étude « Littérature d’idées », 3 extraits de l’œuvre (1 de plus que prévu !) et 1 texte pour le parcours, au moins 1 texte de l’œuvre ou du parcours pour les autres objets d’étude. Ces annonces apaiseront-elles des enseignant.es et des élèves usé.es par la crise sanitaire et la discontinuité pédagogique, obligé.es brutalement de reconfigurer leur progression pédagogique, écrasé.es par des programmes rétrogrades et contraignants, condamné.es par les technocrates de la littérature scolaire à compter les lignes dans un texte et les textes dans une liste ? Ces décisions, attendues, ne seraient-elles pas en réalité hors sujet ? Témoignages de 4 professeur.es de lettres mobilisé.es pour leurs élèves et désenchantées par le système…
Tiphaine: « Les failles d’un programme mal pensé »
« Les classes ont été inégalement touchées, mais on peut dire que les classes n’ont jamais été au complet depuis la mi-décembre. Le mois de janvier a connu les plus forts taux d’absence jamais enregistrés. Pour ma part, j’ai eu jusqu’à 10 absents en simultané sur des classes de 30/35 élèves. On peut noter que les classes dans lesquelles un dispositif particulier était déployé, comme les classes intégrant un cursus sportif par exemple, ont été particulièrement touchées.
Bien évidemment l’avancée du cours est ralentie. Pour être plus exacte, le cours se déroulent car, pour ma part, je n’ai pas été absente mais aucun dispositif particulier n’ayant été déployé, nous nous sommes trouvés à gérer les absences comme nous l’avons pu et sans concertation d’établissement, sans consigne du ministère. C’est un peu « Que les élèves se débrouillent pour rattraper ! ».
Pour ma part, j’utilise depuis très longtemps un cours Moodle qui double le cours fait en classe. Aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire et a permis à mes élèves d’avoir accès au cours pratiquement en « temps réel ». Je constate un grand sérieux chez la plupart des élèves qui ont à cœur de ne pas décrocher. Mais, je ne me leurre pas, même s’ils ont accès au cours, ils ne peuvent le travailler seuls à la maison, comme on le fait en classe. Cela demande d’une part une grande autonomie d’organisation (que tous n’ont pas) et d’autre part il leur manque les explications et le travail de classe si nécessaires à l’apprentissage notamment en ce qui concerne l’analyse des textes. Et puis n’oublions pas que certains élèves ont été malades, tous n’ont pas été asymptomatiques, il faut aussi briser cette légende du petit rhume, ce n’est pas vrai pour tous.
Enfin, j’ai abandonné tout ce qui est de l’ordre des activités que je faisais pour que les élèves s’approprient les textes afin de compenser le manque de temps induit par les temps de reprises plus importants liés aux absences des élèves.
Dans les aménagements de l’EAF qui devraient être proposés, le double sujet me paraît un minimum. Pour beaucoup de classes, la liste des textes n’aurait pu être complète. Rappelons que le programme n’est déjà pas raisonnable dans sa conception qui relève plus du gavage que de l’apprentissage raisonné : la tête « bien pleine » plutôt que « bien faite » !
Je me réjouis des annonces qui ont été faites par le ministre. Nos élèves auront des révisions allégées en ce qui concerne l’oral et cela permettra de ralentir un peu le rythme déraisonnable du cours de Français en Première.
Néanmoins, force est de constater que cet aménagement semble proposé pas des personnes qui ignorent les programmes et encore plus le fonctionnement du cours. L’aménagement est chiffré : on décompte un certain nombre de textes, on soustrait d’une liste (actant par là ce qu’il en aurait été de facto). En effet, tout d’abord, il ne règle rien pour l’épreuve écrite. Quid si le sujet tombe précisément sur les objets d’étude qui auront été vus plus rapidement ? Un double sujet eût été bienvenu (comme cela a été fait l’année passé).
Plus grave, cette adaptation souligne les failles d’un programme mal pensé, conçu comme un empilement indigeste de textes « patrimoniaux » comme si le cours était une sorte d’anthologie. Or si le temps d’apprentissage a manqué aux élèves, c’est aussi pour les exercices de méthodologie, pour la pratique de la langue écrite (et je ne parle pas que de l’inepte question de grammaire). En bref, on pose des cuvettes sous les infiltrations mais tant que le toit ne sera pas réparé, l’inondation ne sera jamais bien loin.
Je suis aussi mal à l’aise sur l’inégalité de traitement qui existe entre les séries technologiques et les séries générales. Il y a, me semble-t-il, un certain mépris dans le traitement dont font l’objet les séries technologiques. D’abord, parce que le décompte proposé est faux. Il est question de 9 textes qui se répartiraient ainsi : 4 pour la littérature d’idées et 1 pour les 3 autres objets d’étude. Or, 4 + (3×1) = 7. Ensuite, parce que c’est de la poudre aux yeux. Comment traiter sérieusement un roman, un recueil de poème, une pièce de théâtre en proposant un seul texte ? N’eut-il pas mieux valu réduire le nombre d’objets d’étude plutôt que le nombre de textes ? Force est de constater que nous analyserons plus de textes si nous voulons faire un travail sérieux avec ces élèves. C’est là où est le mépris le plus grand mépris : ce travail sérieux ne me semble plus demandé avec les élèves de la série technologique. L’ère de l’imposture y est à son comble. »
Maud : « Cela ne résout rien sur le fond »
« Dans notre lycée, tout s’effiloche : quelques classes fermées (la 2nde dont je suis Professeure Principale l’a été deux fois, juste avant les vacances puis au retour) et, surtout, des effectifs très variables et glissants : il manque 5 ou 6 élèves par classe, par vagues successives et c’est usant, pour les élèves comme pour nous.
L’ensemble de mes collègues est usé avec, pour premier symptômes, que nous constatons tous, des retards monumentaux sur nos corrections, notamment parce que nous souffrons beaucoup de difficultés de concentration, et de grosses dettes de sommeil. Par ailleurs, l’équipe n’est pas épargnée par le COVID. Récemment, j’ai assisté à une conversation à ce sujet concernant l’amicale : au départ, l’amicale avait prévu d’offrir un petit quelque chose à chaque fois qu’un ou une collègue serait arrêté mais en fait, le nombre et la fréquence est tellement important (grosse équipe, plus de 100 professeurs) qu’elles ont renoncé.
Pour l’enseignement du français, ma classe de 1ère G, plus autonome, s’accroche bien (elle a aussi été assez peu impactée par les absences COVID en ce début d’année civile). Avec ma classe de 1ST, en revanche, avec des élèves beaucoup moins à l’aise et habiles pour rattraper les absences, c’est nettement plus compliqué. Quant aux 2ndes, là, encore, c’est compliqué, avec une des deux classes très fortement démobilisée et qui pose de plus en plus de soucis de discipline faute d’arriver à vraiment suivre le fil.
J’avoue que la question des aménagements me préoccupait globalement assez peu. De toute façon, je ne crois pas ces programmes vraiment adaptables puisque organisés en fonction de contenus à ingurgiter (pardon, je ne trouve pas de moyen plus élégant de le formuler) et non de capacités à développer et de goûts à affiner. Donc, c’est très bien si la facture est un peu allégée en terme de bachotage pour la fin de l’année en 1ère mais cela ne résout rien sur le fond.
Actuellement, je suis à la fois très usée et très désabusée. Je sais à quel point ce sentiment est partagé et cela me console moins que cela ne m’effraie. Heureusement que mes élèves sont vraiment de belles personnes et que nous arrivons encore à partager de beaux moments et de belles choses en classe. Mais je ne me vois pas tenir encore bien longtemps à ce régime-là. »
Mickaël : « Ce dont j’ai envie, c’est d’une pédagogie d’urgence »
« Notre établissement a eu jusqu’à 550 élèves absents la première semaine après la rentrée (sur 1250) et une vingtaine d’enseignants. Depuis nous tournons régulièrement avec 1/5ème de l’effectif qui n’est pas là. Les classes ne sont jamais pleines, entre un tiers et un quart des élèves absents, ceci systématiquement. Il m’est arrivé de voir des élèves évacués en plein cours (cas contacts) ou des classes isolées dans une salle toute une journée jusqu’à ce que les parents soient tous passés les prendre. Un élève a passé quatre heures comme ça tout seul dans une salle. La pression était si forte que nous avons fait grève deux jours, dès le jeudi 4 janvier. Quant à moi, c’est simple : je suis épuisé, à bout de forces, j’ai failli me planter en voiture hier soir.
Je pense que la situation relève de la catastrophe, je ne me paie pas de mots, c’est très sérieux, il faudrait la penser selon la même logique que les catastrophes naturelles, industrielles, etc. Dans ce contexte, alléger les programmes, les épreuves du bac, le nombre de textes, etc. c’est comme vider l’océan avec une cuillère.
Ce dont j’ai envie, c’est d’une pédagogie d’urgence. Nos élèves traversent une période qui produit forcément chez eux une série de traumas, l’urgence pour nous est, d’une part, à mon sens, de recueillir leur parole, leurs sentiments, leur besoin de dire, d’éprouver, etc. et de servir, le cas échéant (je crains qu’il le soit souvent) à la fois de lanceur d’alerte et de poste d’aiguillage pour les envoyer vers les bonnes ressources.
Je rêve d’autre part de pouvoir travailler avec eux de façon très libre, y compris en équipe, sur les questions qui tenaillent l’époque : l’héroïsme, la mort, la menace, le sacrifice, mais aussi la solidarité, l’accompagnement, la présence à soi et à l’autre, etc. Il me semble que ma discipline s’y prête particulièrement, mais je suis convaincu qu’on peut trouver à y travailler dans toutes les autres : donner aux élèves les moyens de faire sens avec ce qui arrive, voilà, me semble-t-il notre mission première, si ce n’est l’unique en ces temps de catastrophe cognitive.
Dans ces conditions, les réponses du type de celles que nous avons reçues le vendredi 28 janvier me font éclater de rire, littéralement : c’est comme ça que j’ai réagi quand un collègue m’a annoncé le report et la réduction du nombre de textes. Dans le « bulletin de Blanquer » qui tourne sur les réseaux sociaux, je mettrais pour ma part : « complètement hors sujet ». Mais je suppose qu’il s’agit bien là de ce colibri qui essaie d’éteindre l’incendie avec une petit goutte d’eau et qui s’en lave les mains en disant « J’ai fait ma part ». »
Colette : « Interroger une gouvernance verticale et autoritaire »
« J’enseigne la spécialité Humanités, Littérature, Philosophie » en Terminale. Dans un premier temps : un ouf de soulagement suite aux annonces du report des épreuves de mars en mai ! Dans un second temps : plusieurs réserves…
La prise de conscience du Ministère est en effet bien tardive, et ces décisions auraient pu et dû arriver plus tôt. Dans la période actuelle tout ce qui pouvait apporter de la sérénité et permettre, par voie de conséquence, de travailler plus efficacement (c’est tout de même bien l’objectif) aurait dû être déjà acté. D’autant que l’on va devoir maintenant attendre pour savoir à quoi renvoient exactement les « aménagements des sujets, qui garantiront toujours un choix au candidat, que ce soit entre des questions ou entre des exercices ». On se réjouit bien sûr que la mobilisation de tous et toutes ait pu aboutir à ce résultat ; mais on se demande ce qui se serait passé si les enseignant.es, épuisé.es par les conditions de travail qu’iels subissent, échaudé.es par l’absence d’écoute et de dialogue n’avaient pas trouvé l’énergie une fois encore de se battre pour leurs élèves …
Il aura d’ailleurs fallu près de 5 ans pour que le ministre juge utile, avant d’annoncer une décision de cette importance, de consulter d’abord « tous les acteurs concernés (…) afin de disposer de la vision la plus complète possible et, ainsi, de prendre les décisions les plus pertinentes au regard des conditions que nous connaissons » : 5 ans pour interroger une gouvernance totalement verticale, et basée sur autoritarisme, c’est long ! Cette volonté de dialogue, de concertation, de prise en compte des véritables acteurs.trices de l’éducation est certes louable, mais elle est trop tardive pour qu’on y voie un véritable changement des relations que le ministre a tissées (ou plutôt n’a pas su tisser) avec, en particulier, le monde enseignant.
Et dans un troisième temps, je ressens une certaine amertume liée à l’impression que le véritable problème est ainsi évacué et que la réforme Blanquer du bac sort de cette séquence bien peu ébranlée : finalement qu’est-on en train de nous dire ? Si crise sanitaire il n’y avait pas eu, tout se serait parfaitement bien passé. Nous avons juste manqué de temps : repoussons pour cette année les épreuves, aménageons-les quelque peu ; et ni vu, ni connu je t’embrouille. L’organisation du bac n’est nullement interrogée, pas plus que ne le sont le calendrier des épreuves ou la lourdeur et le contenu des programmes. Beau tour de passe-passe dont le ministre sort finalement la tête pas trop basse … »
Témoignages recueillis par Jean-Michel Le Baut
(Les prénoms ont été changés)