Alors qu’elle revient à travers une proposition de loi, la question de l’éducation des familles au numérique est déjà ancienne. Bruno Devauchelle rappelle le rapport Proxima de 2003 et d’autres textes. Ce qui a changé c’est que l’Ecole n’est plus sous les projecteurs quand on parle de réconcilier le numérique et les familles…
Une idée des Territoires Numériques Educatifs
En cette période de congés scolaires et de fêtes à cadeaux, il est à nouveau nécessaire d’interroger les évolutions du triangle famille/école/numérique. Les cadeaux numériques seront probablement encore nombreux et les conséquences de leurs usages à envisager. Mais les croyances aussi bien en termes d’intérêt éducatif qu’en terme de dangers sont largement mis de côté dans l’esprit des adultes. Les équipes éducatives vont donc être de nouveau confrontées à ces questionnements sur les liens avec les familles en particulier autour des usages du numérique. Si la crise sanitaire a ouvert en quelque sorte la boite de Pandore, il semble, comme l’histoire le raconte aussi, qu’au fond de la boite, c’est l’espérance qui n’est pas sortie. Ainsi en est-il encore aujourd’hui de la manière dont on pense la famille. En lien avec l’école ou en lien avec le numérique, dans les deux cas, les familles sont maintenues en bordure. Pourquoi ? On peut avancer deux hypothèses : la première c’est que l’espace familial est un espace qui résiste à toutes les investigations (en particulier pour des raisons éthiques et méthodologiques), d’autre part parce qu’il y a une représentation sociale de la famille qui pose question à tous et en particulier au monde éducatif.
L’idée défendue dans le projet des « Territoires Numériques Educatifs » énonce l’une de ces propositions : « Familiariser les parents aux enjeux du numérique éducatif et favoriser leur implication dans la scolarité de leur enfant ». Cette proposition est complétée par cette piste d’action : « Accompagner les parents et favoriser leur implication dans la scolarité de leur enfant. Des ateliers e-parentalité proposés pour les aider à maîtriser les technologies mises à disposition. ». Un peu plus loin dans la page web on peut lire « Les parents le désirant pourront également être formés à l’usage et aux pratiques du numérique en vue du développement de l’axe « Numérique et parentalité ». Cette formation sera opérée par La Trousse à Projet, pour un montant de 1,3 million d’euros. » On sera surpris en visitant le site Trousse à projets de cette approche qui, si elle n’est pas inintéressante dans sa dimension solidaire, pose question en matière de mise en œuvre réelle. Manifestement nous n’en sommes qu’au début… comme on peut le voir sur cette page du site du ministère consacrée à cette structure.
Un vieux problème
Vingt années après le rapport Proxima – 2003- et de nombreux textes sur la place des familles vis à vis de l’école il semble que le monde scolaire n’ait pas encore réussi à trouver une porte d’entrée solide. Ce projet » Proxima, pour une appropriation de l’internet, a l’école et dans les familles » mériterait d’être interrogé à l’aune des évolutions vécues depuis. La généralisation des smartphones et de la connectivité a permis une massification des usages. Or ces usages massifs restent inégalitaires, comme il y a vingt ans, mais d’une manière un peu différente. On pourra interroger ces principes (pour l’éducation nationale) énoncés à l’époque dont on peut se demander s’ils ont été entendus (p.75) :
– Le principe d’ergonomie
– Le principe d’interopérabilité et le respect des standards de l’Internet !
– La fiabilité et la pérennité des informations.
– la modularité
– la transparence
Afin d’aider nos décideurs qui n’ont pas vraiment la mémoire, on peut leur rappeler quelques-unes des 28 propositions du rapport :
28. Favoriser l’ouverture des salles informatiques des écoles aux familles et plus largement aux citoyens. Développer des actions conjointes enseignants/parents/élèves en particulier autour de projets collaboratifs sur Internet
1. Développer des actions de sensibilisation, de formation et d’accompagnement vers les trois cibles prioritaires que sont les familles aux plus faibles revenus, les personnes âgées et les femmes.
2. Mettre en place auprès des familles des aides thématiques adaptées aux différentes phases d’appropriation de l’Internet (en particulier aide aux primo-utilisateurs).
3. Développer auprès des citoyens des formations à la responsabilisation et à l’exigence en matière de technologies. Intégrer dans les dispositifs de formation les notions de maîtrise des données personnelles et de sécurisation des échanges sur Internet.
Les familles sont aussi au coeur d’une vision de plus en plus dangereuse pour certaines : que faire des familles qui « n’y arrivent pas » ? Et quand on parle de famille, on parle ici d’un terme générique car cela recouvre des réalités très différentes et inquiétantes parfois. La précarité, la pauvreté, les inégalités si nombreuses, que les autorités ne parviennent pas à combattre de manière réellement efficace, perdurent et l’on voit bien que l’on ne « sait pas comment faire ». Car le problème est plus global, il est davantage dans le modèle social dans lequel nous vivons et qui est train de se crisper politiquement. La crise sociale des années 1920 et 1930, en Italie et en Allemagne a amené dans ces deux pays à des choix politiques radicaux qui visaient en particulier à encadrer la population, à la normaliser. Avec le numérique la sensation est que la population échappe aux décideurs et aux classes dirigeantes. La peur, véhiculée largement par les médias en mal de notoriété et de rentrées publicitaires, est le moteur de nombre de prises de position extrêmes. Les familles n’échappent pas à ces évolutions et les jeunes en sont la conséquence (et non pas la cause).
En vingt années l’école n’a pas réussi à s’emparer de ce sujet. Pourtant elle a publié en 2011 un document générique intitulé : « L’exercice de l’autorité parentale en milieu scolaire » qui s’il n’aborde pas la question numérique, montre bien le cadre et les limites du lien entre famille et école.
C’est hors de l’école que ça se passe
Il faut dire que dès les années 2010 le numérique est sorti des zones de contrôle éducatif. En s’apercevant de cela tardivement, le législateur (via Bruno Studer député) tente de trouver des réglementations qui pourraient éviter certaines dérives (proposition de loi en première lecture au parlement depuis le 3 novembre). Les gouvernants tentent à nouveau d’aller sur ce champ de l’éducation des familles, mais sans armes. Les associations dites d’éducation populaires et plus généralement les associations de toutes sortes qui luttent au quotidien devraient pouvoir être de plus en plus impliquées dans ce lien école famille. Encore faut-il qu’elles se sentent aussi soutenues à le faire, sans concurrence avec l’école, ni avec d’autres autorités plus promptes à condamner qu’à soutenir.
Etonnamment un envoi « publicitaire » récent (une communication de Google France et probablement financée par cette entreprise), joint à une proposition d’abonnement d’une revue s’intitule « Bien vivre le numérique en famille ». Réalisé par un croisement d’associations (e-enfance, Open), de structures étatique (UNAF, Ministère), et d’entreprise (Google), ce rapide 12 pages, petit format, est ouvert par un édito du secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance et des Familles qui en rappelle les enjeux que nous partageons depuis si longtemps… Ce qui est étonnant, c’est qu’outre une publicité pour Google et son Produit de contrôle parental, il ne soit, à aucun moment fait allusion à l’école et encore moins au ministère qui la pilote. On trouve aussi sur le site de l’UNAF cet autre document au titre quasiment éponyme « Le bien-être numérique en famille« . Ce document aborde les questions dans le même sens mais d’une manière plus « technique » et moins commerciale. Il s’adresse lui aussi directement aux familles à partir de l’étude menée en 2019 par Médiamétrie. Cela montre bien qu’une fois encore, il faut déplacer son regard, et que, contrairement aux vœux du projet Proxima, désormais c’est hors de l’école que ça se passe. C’est probablement le changement essentiel par rapport à 2003 et confirme les faiblesses de l’école dans le domaine du lien avec les parents, avec ou sans le numérique.
Signalons ici, car cette question est partagée plus largement à propos du numérique, le dossier « Renforcer la communication entre l’école et les familles ! » de l’excellente revue de l’OCCE, Animation & Education (N°285, novembre décembre 2021). Les auteurs qui ont participé à ce dossier montrent qu’avant d’avoir recours au numérique, il faut travailler l’humain. Si certains ont pu penser, pendant la crise sanitaire, que le numérique allait permettre la co-éducation ou tout au moins une certaine continuité, ils ont oublié qu’il y avait un préalable. C’est justement ce que montrent les différents témoignages de la revue.
Le vieux pédagogue, le vieil éducateur est fatigué. Critiqué, en ligne, par les pourfendeurs, à l’imaginaire fleuri, le pédagogue rappelle que depuis longtemps il y a eu, quel que soit la couleur politique, une expression de la volonté d’action auprès des familles à propos du numérique. Mais le vieux pédagogue s’aperçoit que cela n’a pas été entendu. Du coup, les fameux pourfendeurs s’en prennent au pédagogue et se trompent de cible. Comme ils n’ont pas porté des politiques permettant de mettre en œuvre ce que, même certains de leurs partisans préconisaient, alors ils cherchent des boucs émissaires : le numérique, l’école, le pédagogue, et désormais les familles ? La question éducative est probablement trop complexe pour que certains sortent des images de surface et des dénigrements alors qu’il y a là un enjeu majeur autour duquel toutes ces initiatives tournent sans savoir comment y arriver !
Bruno Devauchelle