« Nous avons promis la neutralité religieuse ; nous n’avons pas promis la neutralité politique ». Claude Lelièvre revient sur ces paroles de Jules Ferry en 1883 pour mieux cerner ce qu’est la laïcité. Pour le père fondateur de l’école laïque, l’Ecole n’est pas politiquement neutre.
En matière de laïcité, il convient de rappeler – et ce n’est pas un »détail » de l’Histoire – que la séparation des Eglises et de l’Etat datée de 1905 a été précédée de celle de l’Ecole publique et des Eglises. La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement n’est pas vraiment neuve, car elle a été à certains égards constitutive de l’institution de l’École laïque et républicaine en France, avec ses deux composantes principales (à savoir d’une part l’affirmation de sa neutralité confessionnelle et du respect des religions, et d’autre part son engagement politique résolument républicain).
Discours de Jules Ferry au Sénat le 10 juin 1881 : « Nous sommes institués pour défendre les droits de l’État contre un certain catholicisme, bien différent du catholicisme religieux, et que j’appellerai le catholicisme politique. Quant au catholicisme religieux, qui est une manifestation de la conscience d’une si grande partie de la population française, il a droit à notre protection […]. Oui, nous sommes entrés résolument dans la lutte anticléricale ; je l’ai dit et la majorité républicaine m’a acclamé quand j’ai tenu ce langage. Oui nous avons voulu la lutte anticléricale, mais la lutte antireligieuse, jamais, jamais. »
Dès le début des années 1880 une « guerre des manuels » est engagée. La parution du livre « L’instruction civique à l’école » de Paul Bert (qui sera l’un des successeurs de Jules Ferry au ministère de l’Instruction publique ») déchaine les passions, d’autant qu’il avait annoncé très clairement la ligne qu’il comptait tenir. « Est-ce à dire que nous voulons faire pénétrer la politique dans l’école ? Oui et non. Non si l’on entend par politique que l’enfant doit savoir ce qui se passe jour par jour dans les Chambres […] Oui, si vous appelez politique l’enseignement de cette vérité que cet état social au milieu duquel il vit, et qu’il aura charge de conserver, date de la Révolution. L’introduction dans l’éducation populaire de l’amour des principes de 1789 est une loi de défense sociale ; car la France est divisée nettement en fils de la Révolution et en fauteurs de la Contre-Révolution. Eh bien, nous voulons faire en sorte que les principes de la Révolution triomphent de leurs adversaires. » (Discours du Havre du 21 mars 1880, in Paul Bert, « Leçons, discours et conférences », 1881, p. 411.)
La diffusion de ce manuel dans les écoles sera-t-elle autorisée ? La « Congrégation de l’Index » publie le 8 janvier 1883 quatre condamnations contre des manuels scolaires, dont celui de Paul Bert. Mais Paul Bert et Jules Ferry tiennent bon ; et le manuel de Paul Bert se trouve en bonne place (avec les trois autres livres condamnés par la « Congrégation de l’Index ») dans la liste des manuels d’instruction morale et civique autorisés en classe pour 1883-1884, liste qui figure en annexe de la célèbre lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs.
Cette lettre a été souvent interprétée plus tard comme demandant aux instituteurs de respecter une « neutralité scolaire » religieuse mais aussi politique ne pouvant choquer personne. Cette présentation est fausse (l’expression « neutralité scolaire » n’est d’ailleurs apparue que bien plus tard, durant le XXe siècle). Pour Jules Ferry (et les siens) il n’est question, en fait, que de la possibilité (et de l’obligation) d’enseigner une « morale commune », et de rien d’autre. « Parlez avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge »
Comme l’a dit encore Jules Ferry dans son discours au Sénat du 31 mai 1883 : « nous avons promis la neutralité religieuse ; nous n’avons pas promis la neutralité politique.»
Claude Lelièvre
cf « L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire », paru en mars dernier aux éditions Odile Jacob. Sur ce livre