Dans chaque établissement scolaire, l’informatique et le numérique font désormais partie du paysage. L’environnement de travail s’est progressivement enrichi, parfois de manière anarchique, au gré des progrès techniques, des dotations, des formations, etc. On le sait, le ministère de l’éducation a eu beaucoup de mal à affirmer une ligne forte, une visée durable dans ce domaine. Plans et autres stratégies se sont succédés, parfois de manière contradictoire, les uns défaisant ce que les autres avaient essayé de faire. Pourtant face à ce kaléidoscope certains ont proposé de structurer ces environnements, à l’instar du monde des entreprises qui ont aussi été amenées à structurer, rationnaliser, leurs systèmes d’information. Le monde scolaire repose sur deux systèmes qui semblent séparés, l’administratif et le pédagogique. En réalité, ces distinctions ne sont pas aussi évidentes dans le quotidien surtout quand se développent les produits dits de « vie scolaire ».
Le tournant de 1997
Au début des années 1980, l’informatique s’est imposée comme incontournable dans les écoles, les collèges, les lycées, généraux et professionnels. C’est souvent sous forme d’une salle dédiée, dite salle informatique, que se sont installés les ordinateurs d’alors, imposants, massifs. Parfois une autre organisation (et des moyens différents) amenait à mettre un ou plusieurs ordinateurs dans la salle de classe, souvent au fond de la salle (en particulier en primaire). A l’époque, il est encore difficile d’imaginer la mise en place d’un vidéoprojecteur dans la salle de classe. L’enseignement professionnel et technique a été très rapidement confronté à la nécessité d’articuler les contenus à enseigner et les moyens techniques pour y parvenir. C’est pourquoi les salles spécialisées pour ces enseignements ont été progressivement organisées pour permettre en même temps le travail sur ordinateur et le travail de groupe sur table, par exemple. De même pour certains enseignements nécessitant des salles spécifiques (SVT, Education artistique, technologie) des ordinateurs ont complété petit à petit les équipements nécessaires pour les apprentissages. Plus largement, la « salle informatique » s’impose et devient un standard pour les établissements scolaires.
Alors que les équipements se multiplient, certaines applications voient le jour : gestion administrative et comptable, emplois du temps, Gestion documentaire, gestion des présences, absences, retards… Dans le domaine des enseignements chacun tente de trouver les logiciels qui conviennent, même si, parfois, ils déçoivent malgré l’enthousiasme de leurs concepteurs. Quand on accompagne les établissements au quotidien, on s’aperçoit rapidement qu’il y a de nombreuses incohérences dans ces développements. L’arrivée d’Internet et du web va amener à repenser les choses dès 1997 en particulier avec la publication du rapport rédigé par Alain Gérard. Ce document est encore d’actualité dans ses préconisations que j’invite le lecteur à reparcourir car il donne déjà des axes d’action publique dont on s’étonne qu’ils n’aient pas été mis en œuvre, encore aujourd’hui.
Naissance des ENT
L’une des préconisations de ce rapport indique « . Il serait nécessaire qu’un organisme de concertation entre tous ces niveaux de décision permette d’harmoniser l’infrastructure qui se construit actuellement ». Le sénateur avait bien perçu que l’Etat devrait être régulateur pour ce qui est des infrastructures. Il ajoute : « de veiller à ce qu’un accès égalitaire et de qualité à l’information soit offert à tous les établissements scolaires ». C’est à partir de là qu’une tentative de structuration va émerger. Elle s’appelle « Environnement Numérique de Travail ». En 2003, l’expérimentation est lancée et annoncée aux journées de la communication de Hourtin. Quelques années plus tard, en 2008, on peut lire ceci : « Avec le schéma directeur des espaces numériques de travail, l’État se positionne comme prescripteur afin de proposer une forme d’industrialisation d’un certain nombre de solutions pionnières et expérimentales mises en place dans les établissements scolaires ou au niveau des collectivités territoriales sur le territoire concernant leurs activités. » d’après Emmanuelle Voulgre. Nous avons là la description de ce qui va faire pour certains une fierté, pour d’autre de nombreux embarras : les ENT. Rappelons ici que la source de cette idée est bien l’évolution de l’intégration des services informatiques dans un ensemble cohérent comme le font les entreprises. Il y a bien une tentative d’industrialisation au moins en termes d’analogie…
Cette expression épuise toute approche qui considère qu’il y a toujours eu un « environnement de travail » qui s’est numérisé. La spécificité française a été de tenter de piloter cela dans un Schéma Directeur (SDET) qui n’avait aucun caractère coercitif, contraignant pour les éditeurs/concepteurs et les acheteurs (les collectivités, mais pas qu’elles), mais uniquement un cadre de référence. Cette absence de contrainte ajoutée aux règles de la décentralisation et celles des marchés (qui doivent être renouvelés régulièrement) a fait émerger de nombreuses critiques que la crise sanitaire n’a pas fait taire, bien au contraire. Alors qu’en 2010 le ministère impose le cahier de texte numérique et préconise la généralisation des ENT, si le premier passe sans difficulté, le second continue d’essuyer des critiques, même si les utilisateurs ont en partie courbé l’échine. Mais en fait les utilisateurs cherchent d’abord à faire fonctionner au mieux l’environnement informatique qui continue de se développer. Aussi bien administratifs qu’enseignants et autres membres de la communauté éducative, chacun tente de mettre à profit les moyens à leur portée. C’est l’une des raisons de l’étonnant succès du produit de vie scolaire « Pronote » qui a conquis plus de 80% des établissements secondaires, passant en grande partie en dehors des radars du SDET mais répondant aux attentes locales des établissements.
Quel avenir ?
Depuis, les entreprises et associations qui proposent des ENT et qui sont retenus dans les appels d’offre, ont entendu la nécessité d’améliorer leurs produits dont l’ergonomie est souvent discutée dans les salles des profs. Du côté des utilisations possibles, les rêves de pédagogie ont été là aussi très déçus. Les statistiques d’usage confirment bien un comportement très utilitariste du numérique. La pédagogie restant un angle mort des politiques publiques, le numérique y agit surtout au niveau individuel. Alain Gérard, dans son rapport rappelle d’ailleurs ce dogme : « Cependant, c’est à l’enseignant qu’il revient de choisir et d’intégrer l’outil qui lui semble le plus approprié à sa pédagogie, à la conduite de sa classe ». Mais, fin connaisseur de l’enseignement (il avait été lui-même enseignant) il ajoute « Dans chaque discipline, lorsque l’outil devient instrument, il s’agit de penser son inscription dans le programme. » Mais là encore, alors que dès 1993 le conseil national des programmes l’avait recommandé, cela est resté très modeste en regard des espoirs exprimés. Depuis les équipements se sont multipliés : TNI/VPI d’un côté, classes mobiles d’ordinateurs ou de tablettes, équipements individuels des élèves, etc.… et l’environnement de travail se modifie avec l’évolution des moyens numériques, impactant même l’agencement des locaux scolaires.
Les ENT n’ont donc pas rempli les missions rêvées par leurs promoteurs, même si, dans certains cas, ils ont fait évoluer les pratiques. Il se sont installé dans le paysage, les acteurs s’y sont habitués, mais les pratiques restent « mesurées » en regard des espoirs. Les acteurs de terrain ont encore du mal à « faire avec ». Alors quel avenir ? Faut-il créer un ENT national comme certains en ont rêvé ? Faut-il rendre le SDET contraignant pour les éditeurs et les acheteurs, en imposant des fonctionnalités, une interopérabilité etc.… ? Faut-il purement et simplement renoncer à ces logiciels qui se veulent intégrateurs pour laisser le local (établissement, communauté éducative) s’organiser, comme dans d’autres pays ? On peut attendre, dans les prochains temps, que la question soit réellement posée en prenant en compte tous les aspects du problème et tous les acteurs concernés….
Bruno Devauchelle