Cette semaine, c’était l’introduction au calcul littéral et aux nombres relatifs, dans mes classes de cinquième. C’est très très important, pour moi, cette étape, et j’adore l’enseigner. C’est une séance qui ouvre ces deux portes en même temps, celle des nombres négatifs et celle de l’algèbre. Une de ces séances qui font comprendre aux élèves quelque chose de profondément nouveau, qui leur faisait peur, parfois, et dont ils réalisent que cela leur appartient aussi. Une de ces séances qui les fait grandir. Une séance pendant laquelle tous les yeux sont tournés au tableau et où l’attention est de belle qualité. Pour moi, c’est aussi une séance d’émotion pédagogique et didactique.
3 + Pikachu ?
Je commence par un trailer alléchant : j’explique que nous allons mener une heure fondamentale, qui va leur plaire, que j’aime beaucoup, où il ne faut pas rater le coche (je précise que même si c’est le cas les élèves auront l’occasion de comprendre plus tard, mais que c’est un gain de temps et d’énergie s’ils captent maintenant). A ce moment, les élèves se préparent à écouter d’une façon particulière. Cela se voit dans leur posture physique. Là, déjà, je me régale, parce que c’est un signe de confiance. Nous sommes en octobre et je sens que le fil est tissé.
Je commence tranquillou : si j’écris 3 + ? = 11, que vaut « ? » . Facile, me répondent les élèves : 8. C’est une opération à trou, ils en pratiquent depuis le cycle 2. Certains surcomptent à partir de 3 de 1 en 1, d’autres surcomptent en ayant recours au complément à 10 puis ajoutent 1, d’autres encore soustraient 3 à 11, en déterminant l’écart ou la différence. Nous explicitons les démarches, et j’interroge : mais donc c’est quoi, le symbole « ? », ici ? Tout le monde est d’accord : « c’est un nombre mais on ne le connaît pas au départ, il faut le trouver ». Personne ne me dit « c’est un point d’interrogation », et ça, c’est drôlement intéressant : ce caractère joue le rôle d’un nombre sans difficulté.
Ensuite, si j’écris 3 + § = 11 ? « Bin c’est pareil ! », me répond-on. Ok, que je dessine un cœur, un Pikachu ou n’importe quoi d’autre, du moment que je comprends que le symbole représente un nombre, tout va bien.
Toujours j’ai un ou deux élèves pour s’illuminer : « Ha madame ça y est, on va faire du calcul avec des lettres ! ». Hé oui, les jeunes. Vous avez suffisamment grandi pour être initiés au calcul littéral. Attention, pas littéraire comme vous me le dites souvent. Littéral, avec des lettres. Pourquoi des lettres ? Parce qu’écrire une lettre, c’est plus clair, rapide, reproductible que dessiner un Pikachu.
C’est dur les équations ?
Notre égalité s’écrit donc aussi 3 + x = 11, ou bien 3 + t = 11, ou bien 11 = m + 3, d’ailleurs. Par exemple. Mais qu’est-ce que j’entends, chuchoté par une élève à sa voisine ? Mmmmh, le mot « équation ». Oui, c’est bien une équation. Pourquoi ? Parce que c’est une égalité qui implique des nombres que je ne connais pas initialement, des nombres inconnus, que nous appellerons… des inconnues. Non, ce n’est pas compliqué, tant mieux. Et c’est logique.
« Mais madame, moi on m’a toujours dit que c’est super dur les équations ». Beaucoup de personnes sont de cet avis, mais le principe d’une équation, non, ce n’est pas compliqué. Ni l’idée du calcul littéral. Nous allons travailler tout ça ensemble, apprendre les premières bases, et ça va être chouette. Comme ça, mes élèves pourront expliquer à celles et ceux qui trouvaient ça compliqué, qui « ont compris les maths jusqu’au jour où on nous a mis des lettres dans les calculs ». Cela dit, je peux proposer des équations compliquées, vraiment compliquées à résoudre. Il existe même des problèmes que les mathématiciens ne parviennent pas encore à résoudre, et dont la résolution apporterait beaucoup d’argent à son auteur, tel l’hypothèse de Riemann. Mais pour mes élèves de cinquième, pas besoin d’aller si loin, même s’ils en sont curieux aussi : une équation d’inconnue complexe, avec un i qui traîne, suffit à ravir leur imaginaire, parce quand même, ça fait trop classe, déjà.
Évidemment, c’est classe : c’est des maths.
« Mais madame, pourquoi souvent on met x ? Pourquoi pas une autre lettre ? » Bonne question, et hop c’est parti pour un voyage dans le temps et l’espace : des Arabes aux Espagnols, avec un passage par Descartes, nous voilà tous ensemble sur les traces de x, mystérieuse inconnue.
Et je propose la suite de mon diapo : des tas d’équations simples à résoudre. Nous arrivons à 3 + r = 3. C’est un pivot de la séance. Il laisse un peu perplexe : allons-nous nous donner le droit de rendre r nul ? Oui, pourquoi pas ; un élève se lance : « zéro ? ». Oui, zéro. C’est bien un nombre, 0, n’est-ce pas ? Allez, on continue : 10 + x = 4. Ah, on monte d’un cran dans la perplexité. « C’est pas possible ? » ; « Il faudrait un moins » ; « Ou alors on met 6, mais en l’enlevant » ; « Oui, genre « 6 moins », quoi » ; « Ah, attendez : c’est – 6 ! ». Approbation générale : tous ici nous connaissons des écritures chiffrées précédées d’un « – ». Mais enfin, là, il s’agit de bien autre chose que des degrés en hiver ou des étages de parking sous-terrain. Avant tout, faisons d’autres essais. Les mains se lèvent, des élèves d’habitude discrets veulent s’y coller, et je laisse à chacun le plaisir de s’exprimer, de tester sa compréhension toute neuve des relatifs.
« Mais madame, pourquoi on n’apprend pas ça avant ? C’est trop facile ! ». Non. Ce n’est pas du tout trop facile. D’abord, parce que là, nous sommes dans la construction intuitive, qu’il va falloir formaliser tout ceci, et aller bien plus loin. Ensuite, parce que le pas que mes élèves viennent de faire, c’est un grand, grand pas dans l’abstraction : avant, ils soustrayaient 6. Ils pouvaient le représenter : j’ai 10 pommes, j’en range 6 ailleurs, je n’en vois plus que 4. Aujourd’hui, je ne soustrais pas 6, j’ajoute un nombre dont la nature est nouvelle : le nombre -6. Je ne peux pas le représenter par des quantités. C’est complètement différent intellectuellement. Je le leur explique, pour leur faire comprendre aussi pourquoi justement nous n’aurons recours ni aux degrés hivernaux, ni aux altitudes des fosses marines, ni aux étages des parkings souterrains. C’est dans un autre voyage que nous nous aventurons : un voyage dans notre imaginaire.
Enfin, ce n’est pas simple, car sinon l’humanité aurait formalisé bien plus tôt les nombres négatifs. Il a fallu attendre quoi, d’après vous ? Mes élèves réfléchissent, et un répond : « le 0 ! Il a fallu Brahmagupta et compagnie ! ». Évidemment, je suis heureuse : un an après, cet élève se souvient de l’astronome indien dont j’ai parlé en sixième. Hé oui, sans 0, pas de négatifs. Si c’était élémentaire, ils seraient apparus plus tôt. N’oublions pas le respect à ceux qui nous ont précédés. Ne pas disposer de Netflix ne les rend pas plus bêtes que nous.
Nous n’avons pas écrit grand-chose. Elle est toute simple, cette séance. Mais en moins d’une heure, nous avons découvert, réfléchi, voyagé, questionné, partagé. Les élèves sont joyeux, moi aussi. Maintenant, il va falloir développer, étayer, dire, redire, écrire, écrire autrement.
En ressentant cette joie, je pense à Samuel Paty. Lui en a été privé.
Claire Lommé