Alors que l’école française s’apprête à se mobiliser sur les valeurs de la République, la Revue internationale d’éducation de Sèvres publie un nouveau numéro (87) qui éclaire la réflexion sur la place des valeurs dans les systèmes éducatif. La question serait presque incongrue tant dominent, au moins dans les pays occidentaux, le « pragmatisme » et « l’efficience » qui semblent écarter la question des valeurs. Pourtant ce numéro montre que partout les Etats réaffirment les valeurs qu’ils veulent donner à l’école. En même temps, partout ils se heurtent à l’opposition de valeurs concurrentes, dont l’individualisme. Parler des valeurs de l’Ecole c’est aussi parler de sa fragmentation, des valeurs cachées. C’est aussi rappeler « le polythéisme des valeurs ». Les valeurs ne font jamais l’unanimité. Elles sont toujours à construire dans la discussion et l’échange. Finalement ce numéro éclaire singulièrement les débats qui vont se tenir vendredi dans les salles de classe.
Valeurs nationales et individualisme
Pas moins de 10 pays, auxquels il faut ajouter les grandes organisations internationales, sont étudiés dans ce numéro 87 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres. Le numéro couvre le monde entier avec 2 pays africains, 2 américains, 3 européens et 3 asiatiques. Peut-être le plus original : le petit Bhoutan et son idéologie du « Bonheur National Brut ». Marquée par le bouddhisme, l’école du Bhoutan professe la compassion, la gentillesse, la discipline, le respect pour faire des élèves « d’authentiques êtres humains », dotés de compétences écologiques, contemplatifs et sans désirs excessifs. Ce magnifique programme se heurte à la réalité d’un système scolaire compétitif avec un curriculum qui remet en question les croyances traditionnelles.
Autre exemple révélateur : le Viet Nam, un pays socialiste qui veut inculquer des valeurs nationalistes et sociales. Mais le pays n’a pas rompu avec la tradition confucéenne et avec l’héritage de l’école française. Surtout il y a le grand écart entre les valeurs transmises et l’appétit féroce de réussite individuelle : pour la majorité des étudiants vietnamiens les modèles réels sont les grands capitalistes. Troisième exemple : la Hongrie de V Orban et la réorientation des programmes vers les valeurs les plus conservatrices. Ca va loin puisque des auteurs proches des Croix fléchées (le parti nazi local) rejoignent maintenant les manuels scolaires qui sont édités par l’Etat. Ils véhiculent aussi un roman national à la place du cours d’histoire. Mais là aussi le projet ultra conservateur manque sa cible. Le gouvernement soutient des écoles privées qui visent avant tout la transmission des savoirs . Et un vaste mouvement de « cercles d’enseignement », c’est à dire d’écoles ouvertes par des parents, s’oppose aux valeurs imposées par l’Etat. Même en Chine où les valeurs traditionnelles d’obéissance sont plus que jamais inculquées elles s’opposent à un système de concours qui repose sur du soutien scolaire privé et sur le modèle de la réussite individuelle qui, en plus, est lui aussi promu par l’Etat.
Quelles valeurs communes dans une école qui se privatise ?
Bernard Delvaux (Girsef), qui a coordonné ce numéro avec Alain Boissinot, relève que « la question des valeurs revient finalement à l’individu plutôt qu’au collectif ». Quand il y a recherche de valeurs promouvant une cohésion sociale, elle se fait sur la recherche d’un consensus qui tourne autour de la valorisation du respect, de l’égalité des chances, de la responsabilisation. « Malgré les tentatives de maintenir un socle commun de valeurs on a des références aux valeurs mondialisées de l’individualisme qui freinent ces tentatives. Et on voit se maintenir une différenciation des écoles avec la fragmentation des systèmes scolaires. Les stratégies des états « ont une efficacité relative car partout les systèmes scolaires se fragmentent ». On rejoint là la question de la privatisation de l’Ecole qui a fait l’objet d’un autre (et excellent) numéro de la revue.
Quelles valeurs universelles pour l’Ecole ?
Deuxième conséquence : les aspirations de l’Occident à apporter des valeurs universelles à tous les systèmes éducatifs est caduque. Comme le remarque Alain Boissinot, l’autre coordonateur de ce numéro, « le vent d’optimisme de 1995 », qui voyait les valeurs universelles de la démocratie triompher partout, « est en tension du fait des leaders de certains pays autoritaires ». Mais plus globalement, « la notion de valeurs est ambigüe. On se rend compte que partout où on a la volonté de définir des valeurs, partout elles font problèmes. Elles ne sont pas une référence absolue ». Pour lui, « ces valeurs ne peuvent pas être quelque chose de dogmatique. La réflexion sur les valeurs ne peut s’inscrire que dans le dialogue et la confrontation des idées ».
Valeurs officielles, valeurs appliquées
Reste la question de la façon dont on met en oeuvre les valeurs. D’abord quel est le lien avec le curriculum ? Celui-ci est il organisé dans certains pays à partir de valeurs ? Ensuite se pose la question des valeurs vécues dans le quotidien des écoles qui peuvent s’écarter des valeurs officielles proclamées. « Il y a un hiatus entre les bonnes intentions et le curriculum », explique B. Delvaux. « Le curriculum est centré sur les savoirs. Il est difficile de traduire les valeurs dans un curriculum explicite ». Cela laisse peu de place pour une organisation centrée sur les valeurs.
Sur les valeurs réellement mises en pratique dans les établissements, B Delvaux estime qu’une « part importante de l’éducation aux valeurs relève du curriculum caché : les intentions affichées, les programmes officiels sont une chose, le fonctionnement effectif de l’école et des enseignements en est souvent une autre. A coté du curriculum affiché fonctionnent des curriculums cachés qui font obstacle à la réalisation des valeurs officiellement promues ». Mais là dessus la recherche manque.
Cet excellent numéro montre que l’approche « pragmatique » de l’éducation est maintenant questionnée. L’équilibre entre des valeurs proclamées et une gestion réelle de l’Ecole au nom des « résultats » et de « l’evidence based » est remis en question. Les valeurs font un retour dans les questions urgentes de l’Ecole. Mais l’actualité le rappelle. Les valeurs sont multiples. Elles sont sans cesse à construire ensemble, à co construire. C’est le vrai sens des réflexions qui auront lieu vendredi en France.
François Jarraud
Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°87, Les valeurs dans l’éducation, A Boissinot B Delvaux (dir), ISBN 978-2-85420-630-2.