A tous ceux qui attendent un traité de pédagogie, Philippe Meirieu impose le détour. Ce « Dictionnaire inattendu de pédagogie » (ESF Sciences Humaines) parle télécommande, cinématographe, anachorète, frontière, missel et placebo. Mais ne vous y trompez pas : ce sont autant d’entrées (une cinquantaine) vers la pédagogie. Pas de traité. Encore moins de manuel. Philippe Meirieu s’amuse et nous invite à penser l’Ecole de façon originale et libre. Une balade pédagogique et engagée pour tous ceux qui s’intéressent à l’Ecole.
Dans ce « Dictionnaire inattendu », l’inattendu c’est que je n’ai trouvé que quatre mots (parmi les cinquante qui font l’objet d’une notice) qui renvoient directement à l’enseignement : « explicite, préalable, fondamentaux et traces écrites ». D’ailleurs vous dites qu’il n’y a peut-être pas de dictionnaire de pédagogie possible. Alors c’est quoi cet ouvrage ?
Je regrette presque d’avoir laissé échapper quatre mots qui peuvent paraître renvoyer directement à l’enseignement ! Car mon projet était, en effet, d’aborder les questions éducatives de manière décalée, à travers des entrées qui, a priori, n’ont aucun rapport avec l’éducation, comme « anachorète », « frontière », « curseur », « placebo », « village », « trajet » ou encore « télécommande ». Je voulais écrire une sorte de « manifeste pédagogique » pour une éducation qui laisse la place à l’inattendu, contre toutes les tentations de réduire l’éducation à la programmation et la pédagogie à un ensemble de processus standardisés. Je voulais montrer que « l’éducation est de tous les instants », qu’elle est présente dans tous nos comportements d’adultes, se manifeste à travers « le moindre geste »… et qu’il nous faut toujours, pour comprendre « ce que nous fabriquons » dans nos classes, nous situer du point de vue de l’enfant et de l’adolescent, de ce qu’ils vivent, des événements qui déterminent leurs apprentissages et leur développement…
Et puis, je voulais tenter aussi de sortir des discours convenus pour regarder les réalités éducatives de manière originale, aborder des questions qu’on traite rarement dans nos discours de « spécialistes » et nous permettre ainsi de réinterroger ainsi nos pratiques…
Cela dit, il y a quand même, à la fin du livre, un index thématique où je reprends les termes classiques des dictionnaires de l’éducation et où je renvoie aux articles dans lesquels je les aborde directement ou indirectement.
Il y a deux mots que vous associez très directement à la pédagogie c’est « abyme » et « deuil ». Pourquoi ? Voulez-vous dire qu’on assiste au crépuscule de la pédagogie ?
Non pas du tout ! J’espère montrer, au contraire, que nous avons, plus que jamais, besoin de pédagogie. Mais j’ai essayé de regarder ce que vivaient les enseignants et, plus généralement, les éducateurs en-deçà ou au-delà des référentiels et des didactiques, des déclarations d’intention et des routines institutionnelles… C’est pourquoi je consacre aussi un article à « découragement » et un autre à ce qu’est « parler » dans notre métier. Certes, il existe de beaux textes littéraires et des films qui décrivent le quotidien des enseignants, mais je crois que, si l’on veut comprendre ce qui se passe aujourd’hui en matière de recrutement des enseignants ou de fuite vers d’autres métiers, il faut tenter de comprendre toute la part de négativité de ce métier. Non pour s’en plaindre mais, au contraire, parce qu’elle permet de nourrir des engagements plus lucides.
Parmi les quatre mots du vocabulaire pédagogique, on peut peut-être revenir sur « fondamentaux ». C’est un terme très utilisé par l’actuel ministre de l’Éducation nationale. Les fondamentaux c’est vraiment fondamental ?
L’article sur « les fondamentaux » est le seul pour lequel je n’ai pas rédigé de notice. J’ai développé la définition académique, en insistant sur l’ambiguïté entretenue entre des « fondamentaux » qui renvoient aux « fondations » et des « fondamentaux » qui renvoient aux « fondements »… Et je n’ai fait que reproduire, ensuite, des extraits de textes de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson, les « pères fondateurs » de l’École de la République. Cela nous évite d’avoir à dire quoi que ce soit sur les discours de l’actuel ministre. Ferry et Buisson lui répondent de manière terriblement efficace… et définitive !
Un terme lui aussi très utilisé dans le débat sur l’école c’est « laïcité. Le thème est évoqué avec le mot « catéchisme » et vous dites que la laïcité est affaire de pédagogie. Que voulez vous dire ?
Oui, on trouvera des développements qui touchent à la question de la laïcité dans l’article « catéchisme », dans l’article « missel » ou encore dans l’article « universalisme »… mais aussi, de manière plus décalée encore, dans « arpenter », « poésie ou « utopie »… Je ne dis pas que la laïcité n’est qu’affaire de pédagogie, ce serait une erreur : il y a, évidemment, des dimensions politiques, voire géopolitiques, philosophiques ou juridiques essentielles pour comprendre les enjeux de la laïcité. Mais, trop souvent, sur cette question, les positions se crispent parce qu’on fait l’impasse sur le processus éducatif de découverte de la laïcité au profit d’un « catéchisme laïc » que Ferdinand Buisson avait déjà remarquablement dénoncé… et qui est totalement, d’ailleurs, contre-productif. Si l’enseignement de la laïcité consiste à poursuivre la colonisation de l’intérieur, c’est, tout à la fois, une trahison et une impasse.
Un mot nouveau : « différance ». Les élèves différents sont en errance ?
C’est un mot que j’emprunte à Jacques Derrida et que celui-ci a introduit pour bien marquer le double sens du terme : « différer » au sens de surseoir, d’attendre… et « différer » au sens de « marquer sa différence ». J’utilise, en le dévoyant un peu, le concept de Derrida car je trouve que le traitement de la « différence » en éducation est souvent très étriqué. On nous explique, d’un côté, qu’il faut « respecter les différences », car elles sont constitutives de la personnalité, et, de l’autre côté, qu’il faut abolir ou éroder les différences car elles sont une entrave à l’ « unité », qu’elle soit « nationale », « culturelle » ou « intellectuelle »… Or, ce que l’histoire de la pédagogie nous montre, c’est que, s’il faut « faire avec » les différences, il ne faut pas les totémiser, surtout si ce sont des différences héritées que le sujet n’a pas choisies. Le projet du pédagogue, c’est de permettre à chacune et chacun de « différer », y compris de ses « différences ». C’est pourquoi je consacre aussi un article à « dépistage » pour en montrer toutes les ambiguïtés.
Le mot « résistance » : est-il toujours d’actualité ?
Je parle de la « résistance » dans un sens proche de sa signification en matière d’électricité : ce qui résiste au passage du courant et, en même temps, permet de produire de la chaleur… parce que le courant passe quand même. A cet égard, la « résistance » de l’élève qui ne veut pas apprendre est infiniment précieuse. C’est elle qui nous oblige à nous retourner vers les savoirs que l’on veut lui enseigner, à prospecter d’autres entrées, à rechercher de nouvelles méthodes. C’est ainsi que la plupart des grandes avancées pédagogiques ont été réalisées par celles et ceux qui se sont intéressés à ces enfants « résistants »… Et c’est pourquoi aussi le pédagogue est un « résistant », contre tous les fatalismes et tous ceux qui désespèrent des humains.
On est à la veille d’une élection et, depuis le discours de Marseille, on sait que l’avenir de l’école sera un des enjeux de la présidentielle. Votre dictionnaire porte-il un message sur l’échéance électorale ?
Mon dictionnaire est, tout entier, un plaidoyer contre toutes les formes d’essentialisation des individus, contre tous ceux et toutes celles qui veulent enfermer les êtres humains dans une hypothétique « nature », les réduire à la couleur de leur peau, leur origine ou leur sexe. Le pédagogue refuse cette essentialisation insupportable : un enfant ou un adolescent n’est réductible ni à ses origines sociales, ni à sa communauté d’origine, ni à ses symptômes ou dysfonctionnements, ni à un stade de son développement et ni même à ses actes, aussi graves soient-ils. L’humain déborde toujours. Il est au-delà de toutes les étiquettes et de toutes les catégorisations… et c’est ce « débord » qui permet d’engager avec lui une aventure éducative. Je plaide pour qu’on cherche toujours des solutions à travers l’éducation et la prévention plutôt qu’à travers l’exclusion, l’enfermement, la répression. Je plaide pour qu’on invente une école publique accueillante à toutes et tous et qui permette à chacun et chacune de se dépasser, d’oser sa « différance », de s’émanciper dans des collectifs solidaires. Et cela, oui, c’est une question profondément politique…
Et puis, je plaide également pour qu’on ne réduise pas la question de l’éducation à celle de l’école. L’école est essentielle mais les enseignants ne peuvent pas, à eux seuls, panser toutes les blessures de la société et aller au front, à contre-courant des médias et des publicitaires, pour promouvoir des valeurs qu’on piétine par ailleurs. Je voudrais qu’à l’occasion des prochaines échéances électorales on pose la question d’une véritable priorité à l’éducation, une priorité sociétale qui implique tous les acteurs : les parents, les éducateurs, le tissu associatif, culturel, artisanal, les collectivités territoriales, les politiques et les entreprises, etc. Plus encore, je voudrais qu’on fasse de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (et le premier d’entre eux est le droit à l’éducation) un enjeu politique majeur. Je suis que cela paraîtra saugrenu, inattendu… Mais vous avez compris que j’aime bien l’inattendu !
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Meirieu, Dictionnaire inattendu de pédagogie, ESF Sciences Humaines, ISBN 2710144352, 26€. En librairie le 14 octobre.
Philippe Meirieu va enrichir ce Dictionnaire inattendu de pédagogie en mettant régulièrement à disposition de nouveaux articles en téléchargement sur le site d’ESF Sciences Humaines.