On connait le carnet de lecteur, centré sur la réception de l’œuvre : et si on amenait aussi les élèves à créer un carnet d’écrivain, centré sur la production de l’œuvre ? Et si ce carnet d’écrivain trouvait à se déployer sous une forme numérique, multimédia, interactive ? Tel est le doublement beau projet qu’ont mené en 2nde au lycée Livet à Nantes Marianne Hamon, professeure de français, et Sébastien Canet, professeur de technologie. Le travail vient combler un vide de l’histoire littéraire : le carnet de travail de Zola sur le roman « Thérèse Raquin » n’a jamais été retrouvé. Les élèves entrent alors dans la fabrique du roman pour en développer l’expertise. Le carnet s’enrichit ensuite numériquement jusqu’à devenir l’objet d’une exposition. Interview à 2 voix pour éclairer comment l’interdisciplinarité peut faire vivre la littérature dans un lycée d’enseignement général et technologique…
Comment est né cet ambitieux projet ?
Marianne Hamon : Réaliser un faux carnet préparatoire pour Thèrèse Raquin, c’est au départ l’idée de Morgane Piel (professeure dans l’académie de Rennes aujourd’hui) dont j’étais la tutrice et qui avait envie de réinvestir le travail qu’elle avait mené en master recherches sur les carnets de Zola. J’avais l’habitude de construire certaines séquences autour de projets ouverts qui amenaient les élèves à lire et écrire en vue d’une réalisation et je l’ai donc conseillée pour organiser ce travail avec ses classes. L’idée de Morgane était attrayante parce qu’elle permettait une entrée un peu différente dans le roman réaliste/naturaliste et je l’ai reprise l’année suivante avec mes classes de seconde. Pourtant, une fois les carnets réalisés (un par classe), j’ai éprouvé une certaine frustration : j’avais dans les mains une production originale que j’étais finalement la seule à avoir lue (même si j’avais mis une version pdf à la disposition des classes)…
Sébastien Canet : Lors d’un échange informel, Marianne m’explique son travail sur le faux carnet d’écrivain. Je propose alors de reprendre le carnet pour mener un projet dans le cadre de l’enseignement d’exploration CIT : création et innovation technologique (réduit à une option facultative par la réforme du lycée). L’idée est de guider les élèves dans un projet ouvert de conception d’un livre enrichi.
SC et MH : Notre objectif éducatif commun est aussi de faire dialoguer les deux matières pour réconcilier les élèves au profil scientifique avec les enseignements littéraires. C’est aussi une opportunité pédagogique de travailler conjointement l’oral.
Quel travail avez-vous mené avec les élèves pour entrer dans la fabrique du roman de Zola et pour familiariser les élèves avec les brouillons et carnets d’écrivains ?
MH : Pour appréhender le naturalisme, notion au programme, il est utile de comprendre la manière dont les romans zoliens sont conçus. L’intérêt du projet est de rendre nécessaire, de légitimer par la réalisation, cette réflexion très littéraire et le questionnement sur la genèse des œuvres. C’est donc l’objet de deux séances dédiées à la documentation en salle informatique. Le travail spécifique sur Zola est précédé d’une séance permettant de construire une définition et une représentation du brouillon à partir de la visite de l’exposition virtuelle de la BNF sur les brouillons.
Les élèves doivent dans une seconde séance expliquer comment travaillait Zola à partir de l’observation de ses « brouillons ». Leurs notes descriptives serviront de base pour l’élaboration du cahier des charges de « notre » carnet.
Le projet est ainsi lancé : « On n’a jamais trouvé le carnet de travail de Zola qui correspondrait à ce roman, sans doute n’en existe-t-il pas. Imaginons cependant qu’on le découvre… » Quelles ont été les étapes et modalités de travail pour réaliser collectivement ce carnet de travail fictif ?
MH : Morgane Piel m’avait expliqué qu’on n’avait pas de carnet pour Thérèse Raquin, c’est ce « vide » dans la documentation pourtant dense sur le travail préparatoire de Zola qui sert de déclencheur au projet. La démarche est finalement celle de tout projet.
La première étape consiste à clarifier la tâche tout en explicitant les objectifs réels. En effet, il ne faut pas que la tâche en elle-même, aussi intéressante soit-elle, prenne le pas sur les apprentissages visés à travers elle. Au delà des compétences en lecture, écriture, certains savoirs sont en jeu : la réalisation du carnet doit permettre aux élèves une bonne maîtrise de l’histoire, l’analyse des techniques d’écritures, du style de Zola, la compréhension des principes d’un roman naturaliste, précisément le cahier des charges. Une réflexion collective est ensuite nécessaire pour élaborer un cahier des charges qui réponde à ces objectifs. C’est à cette occasion que les élèves réinvestissent leurs observations sur les carnets existants en définissant par exemple le format et les rubriques du carnet.
Les tâches sont ensuite réparties de manière à ce que chaque équipe (que j’ai formées au préalable en tenant compte du niveau de maîtrise individuel de l’œuvre) soit responsable de la réalisation d’une partie du carnet, un groupe de pilotage assure par ailleurs le lien entre tous et s’assure de l’avancée des travaux. Cette séance de mise en route peut paraître un peu fastidieuse mais c’est elle qui détermine l’organisation globale du projet et permet de cadrer la réalisation puisqu’on détermine aussi le temps qui pourra être consacré en classe à ce travail (4h pour la conception, le brouillon, la mise en forme finale des pages confiées à chaque équipe).
Au terme de ce travail, chaque classe me remet les pages que j’assemble pour constituer le carnet papier. Mais la deuxième consigne, qui permet de passer le relais au professeur de SI/CIT, s’avère tout aussi importante : « Comment rendre accessible un manuscrit précieux ? C’est à dire en permettre la consultation sans manipulation.»
SC : En posant la contrainte d’un objet précieux, non manipulable par les visiteurs, les élèves sont placés dans une situation problématique : comment permettre l’accès aux informations contenues dans ce carnet sans le consulter directement ? Un deuxième niveau de questionnement intervient alors : d’une part il faut pouvoir intéresser les visiteurs qui ne connaissent pas nécessairement le roman de Zola en leur donnant des contenus accessibles, d’autre part les lecteurs de Zola – dont les élèves eux-mêmes – doivent pouvoir enrichir leur lecture de l’œuvre. S’amorce donc, en CIT, une réflexion sur le livre enrichi, au delà du livre augmenté, pour permettre une immersion dans le carnet par la communication d’informations via des moyens variés.
Pouvez-vous nous en présenter le contenu ?
MH : Au final, le carnet de travail fictif sur papier reprend les rubriques présentes dans les carnets retrouvés de Zola. Chaque équipe en charge d’une rubrique décline ensuite sa partie en éléments à partir de la lecture du roman et des documents observés. Ces éléments sont validés lors de temps de mise en commun puis les pages correspondantes sont écrites. Chaque élève rédige nécessairement une page.
– Notes d’enquêtes (plan de quartiers, schémas, enquête sur place, observations)
– Décors (le passage du Pont Neuf, la boutique, le logement, la chambre, la morgue, la rivière comme lieu du crime)
– Fiches personnages (fiches sur les personnages 3 principaux de Thérèse Raquin) et schéma de relations entre personnages, descriptions des personnages : portrait physique et moral – âge, profession, dessins de personnages, psychologie des personnages.
– Ebauche : les grandes lignes de l’intrigue, plans des parties, les dates repères (notes chronologiques), les actions, les lieux, transformation de la nouvelle Un mariage d’amour en roman (annotations de passages du texte pour rendre perceptible les modifications).
– Notes de lecture : quelles sources ? Manuels Roret (métiers), vocabulaire spécifique, article de presse (Le Figaro), doc sur la psychologie des personnages (théorie des tempéraments). La matérialité du carnet préoccupe aussi les élèves qui s’interrogent sur la manière de rendre crédible ce faux : le groupe pilote réalise des tests de vieillissement du papier (brûlé, tâché au thé, au café, froissé ou déchiré) mais aussi des choix d’encre et de reliure pour déterminer le format final.
SC : Devant la diversité des propositions des élèves pour rendre ce carnet « accessible », le projet a peu à peu évolué vers une exposition, dépassant le format initialement envisagé du livre enrichi. Au cours de cette exposition, chaque rubrique du carnet était présentée à travers un dispositif différent : autoportrait audio des personnages principaux, visite virtuelle du lieu clé (appartement/boutique modélisés avec Sweet Home 3D, logiciel accessible très répandu dans les collèges), découverte des différents états du texte grâce à une encre révélée par infrarouge, lecture de descriptions des passages clés et lieux associées à des sons déclenchés quand on tourne les pages…
MH et SC : Bref, le carnet de départ s’est finalement considérablement enrichi.
De plus en plus de collègues mettent en œuvre le carnet de lecteur, centré sur la réception de l’œuvre : quels vous semblent les intérêts de mettre aussi en œuvre un carnet d’écrivain, centré à l’inverse sur la production de l’œuvre ?
MH : Le carnet de lecteur permet de valoriser la lecture personnelle des élèves et de garder une trace de cette lecture sensible, parfois de son évolution. Quand on permet aux élèves d’investir des formes de restitution libres et variées, qu’on ne se contente pas de fiches de lecture standardisées, cet objet est lui aussi très riche. Mais cela reste en général un objet individuel centré sur les « impressions ». En travaillant ensemble sur la reconstitution du processus d’écriture d’une œuvre, les élèves se dotent d’outils pour son analyse. En déconstruisant l’œuvre, ils en perçoivent mieux les spécificités ce qui leur permet de construire par eux-mêmes un propos plus « expert » sur le texte. En fait, je perçois ce projet moins comme une alternative au carnet de lecteur qu’aux approches habituelles d’études des œuvres intégrales. Il y a quelques années, le programme de seconde comportait un objet très intéressant au sein duquel le travail sur les brouillons étaient fréquents « lire, écrire, publier » : s’intéresser aux conditions de productions des œuvres littéraires, c’est aussi les rapprocher de nos élèves, les inscrire dans le monde réel… et une manière de réhabiliter l’usage du brouillon.
SC : Par ailleurs, la partie réalisation technologique du projet les a placés en position de créateurs et de concepteurs de solutions techniques. Se demander quel effet on vise sur le public de l’exposition et réfléchir aux moyens les plus adaptés pour y arriver leur permet de mesurer aussi le processus créatif de l’écrivain. En préparant l’exposition, ils deviennent aussi lecteurs du carnet dans son ensemble ce qui les obligent à l’analyser comme un tout.
Avec la collaboration du professeur de technologie, le carnet d’écrivain est ensuite devenu un livre enrichi : pourquoi ce choix et pour quel résultat ?
MH : L’idée de départ, c’était de donner une meilleure visibilité au travail réalisé en français et de le réinvestir pour donner du sens à ce travail. Il est toujours intéressant de pouvoir s’appuyer sur les centres d’intérêt des élèves pour les motiver. Dans un lycée technologique comme le nôtre, il est évident que la curiosité technologique de nos élèves est un levier !
SC : L’objectif du projet (rendre accessible le carnet) a naturellement évolué du livre vers une exposition multi-supports de par la richesse des travaux des élèves. Les recherches des élèves les ont en réalité conduits à aller plus loin que le livre augmenté souvent réduit à la superposition d’une image 3D (ou un autre contenu) accessible par un QRcode. En les engageant dans une véritable pédagogie de projet ouverte, je refuse d’imposer des solutions ou de cadrer par des TP. Cela permet aux élèves de prendre des risques, d’oser des propositions personnelles, et les amène ainsi à sortir par eux-mêmes de leur zone de confort : mettre en œuvre des dispositifs nouveaux les contraint à être en demande de nouveaux savoirs.
MH et SC : Tous les élèves ont trouvé une manière de s’investir grâce à la liberté du choix de supports. Certain•e•s se sont révélé•e•s pendant la phase plus technique. Cette activité a d’ailleurs permis à beaucoup de confirmer leur choix d’orientation.
Au final, quels profits et quels plaisirs les élèves vous semblent-ils avoir tirés de ce projet créatif et collaboratif ?
MH et SC : La collaboration entre les deux disciplines rompt l’opposition traditionnelle littéraire vs scientifique. Il a suffit d’un scénario crédible pour faire accepter par les élèves la nécessité de cette collaboration. Les deux revues de projet intermédiaires (présentation à l’oral des pistes et solutions envisagées) en présence des deux enseignants et l’exposition finale ont donné à l’oral une place particulière.
SC : Lors des oraux de présentations, le professeur de français a été placée dans le « rôle » du « client » pour forcer les élèves à avoir un discours clair et adapté, rendant accessible leur approche technique. Le renversement de la relation d’expertise a permis de renforcer l’estime personnelle des élèves. Lors de la journée des projets du Lycée Livet, l’exposition a été réellement ouverte au public : les élèves ont plusieurs fois présenté leurs travaux à d’autres classes de la seconde au BTS. L’intérêt manifeste des visiteurs a valorisé les élèves et leur domaine d’intérêt : la technologie. La publication sur le site académique d’un article a coïncidé, deux ans plus tard, avec la période d’orientation post-bac, certains étaient fiers de pouvoir faire figurer ce projet dans leur dossier.
Et quels profits et quels plaisirs pour vous enseignant.es dans cette démarche interdisciplinaire ??
MH et SC : C’était une expérience très riche que nous ne pouvons malheureusement plus renouveler en raison de la suppression des enseignements d’exploration dont les programmes favorisaient la démarche de projet. Les enseignements technologiques dont les horaires ont fondu, quand ils n’ont pas disparu des lycées, se recentrent désormais sur les connaissances essentielles pour la poursuite d’étude.
Le grand plaisir de ce type de projet à la carte – malgré le temps de préparation un peu chronophage – est de pouvoir observer les élèves gérer leur projet, tester, se tromper, recommencer et ainsi prendre de l’autonomie et de l’assurance.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site lettres de l’académie de Nantes
Sur le site technologie de l’académie de Nantes
Exposition virtuelle de la BNF sur les brouillons d’écrivains
Exposition virtuelle de la BNF sur les dossiers préparatoires de Zola
Manuscrits et dossiers préparatoires Rougon-Macquart sur Gallica