A quoi sert la recherche en éducation si finalement elle n’atteint les enseignants que vulgarisée avec tous les risques de mutation que cela implique ? Sous la direction de Sylvie Plane et Fanny Rinck, la revue Repères consacre son dernier numéro (n°63) à la façon dont les enseignants s’emparent des recherches à travers des médiateurs. La revue prend principalement des exemples dans le premier degré et épluche pour cela les forums et sites d’enseignants bien connus des professeurs des écoles. Ils n’y reconnaissent pas toujours leurs enfants. Mais le principal enseignement de la revue est donné par Roland Goigoux : puisque les enseignants ne connaissent la recherche que via la vulgarisation, aux chercheurs de vulgariser leurs travaux. Ce que le père de Narramus excelle à faire…
La vulgarisation est toujours une création
» La place que la vulgarisation occupe dans la culture des enseignants oblige la recherche à questionner ses certitudes sur le pouvoir qu’on attribue à sa diffusion dans le cadre de la formation et, finalement, sur la portée de ses discours et de son action » Sylvie Plane et Fanny Rinck cadrent tout de suite l’utilité de ce numéro de Repères (63) sur « la place de la vulgarisation dans la culture professionnelle des enseignants ».
Cette place est très grande puisque, comme le remarquent les deux coordonatrices du numéro, le ministère de l’éducation nationale lui-même use et abuse de la vulgarisation. Evoquant le fait que la vulgarisation est soumise aux enjeux idéologiques, elles donnent l’exemple des Guides du ministère. » Des exemples nous sont fournis avec la publication par le ministère français de l’Éducation de trois ouvrages, concernant en 2019 l’enseignement de la lecture au CP et en 2020 l’enseignement de la phonologie et celui du vocabulaire en maternelle, et portant tous en sous-titre « un guide fondé sur l’état de la recherche ». Ces ouvrages proposent effectivement des synthèses de travaux de recherche avec le souci d’être accessibles aux enseignants. Mais la sélection des approches opérée par ces guides leur permet de se mettre au service d’une politique éducative visant au développement quasi exclusif de certaines habiletés et à l’accélération du calendrier des apprentissages ».
Mais la vulgarisation est toujours un art bien difficile. » La question n’est donc jamais simplement celle d’un lexique spécialisé à reformuler dans un langage commun, ne serait-ce que parce qu’elle touche également à l’idée de simplicité ou de complexité et à celle de contenus pensés dans leur élaboration ou comme résultante. Plus fondamentalement, c’est la validité des savoirs, le rapport au savoir et l’image de la science qui sont en jeu dans la circulation des discours… Même si l’auteur est le même, le texte de vulgarisation n’est jamais une simple réécriture du texte savant, il est un discours autre qui traite du même objet. Et même quand la filiation avec un texte particulier est avérée, le discours de vulgarisation est à penser dans des rapports plus complexes avec les textes qui l’ont précédé : il est toujours le produit de discours multiples, soit par l’entremise du discours singulier auquel il se rattache et qui est lui-même nourri de différents discours, soit parce qu’il puise directement dans des sources multiples. Et à ce titre, il est toujours le fruit d’interprétations successives et cumulées. »
Montessori très utilisée, jamais lue
Suivent plusieurs études portant très souvent sur le premier degré. Ainsi Elisabeth Nonnon (Lille 3) étudie la vulgarisation qui est faite des idées de Montessori. L’appellation Montessori est largement distribuée mais ses écrits sont très peu lus et encore moins remis dans les débats de son époque. La dimension religieuse de la pensée de Montessori est passée sous silence alors qu’elle est au coeur de son oeuvre. Finalement, » les objets, les pratiques, les gestes sont associés à des principes et des valeurs qui suscitent l’adhésion d’enseignants attentifs au développement de l’enfant dans un contexte de forte pression institutionnelle, même si la stricte orthodoxie montessorienne ne s’applique que dans des établissements accueillant des publics favorisés ».
Les sites et forums enseignants
Deux autres études très intéressantes concernent la vulgarisation de la grammaire et l’évaluation des écrits sur les sites et forums d’enseignants du premier degré. Plusieurs sites sont épluchés comme forums-enseignants-du-primaire.com, Charivari, la classe de Mallory etc.
Jacques David, qui a travaillé sur la grammaire, montre que les vulgarisations enseignantes peuvent les conduire dans des impasses. » Les postures énonciatives analysées traduisent une première tension entre la pertinence et la relativité de certaines notions, si ce n’est de l’enseignement grammatical dans sa globalité, qu’il s’agisse de ses objets, de ses finalités ou de son intérêt pour les élèves. Les questionnements décrits – fermés ou ouverts – suggèrent une deuxième tension, souvent très personnalisée, entre des prises de position normatives, voire dogmatiques, et d’autres plus dubitatives. Plus spécifiquement, les propos échangés montrent que la discipline « grammaire », du fait de sa conception monolingue ou peu variationniste, provoque une troisième tension entre l’artificialité des énoncés, des textes, ou des discours travaillés avec les élèves et la réalité des usages linguistiques, ceux des enseignants comme ceux des élèves. Enfin, les sources de vérification, de confirmation ou d’infirmation des réponses données entrainent une quatrième tension entre les savoirs issus des formations des enseignants (initiale ou continue, universitaire ou professionnelle), et ceux liés à leur expérience de la classe, des élèves, de leurs difficultés ».
Dans un article sur l’évaluation des écrits , B Duvin Parmentier, M Noyer Rocaché et C Garcia Debanc comparent les fiches institutionnelles et les blogs enseignants. » Les revues d’interface et les fiches institutionnelles accordent un rôle central aux exemples de travaux d’élèves, dont elles fournissent un échantillon limité pour lequel n’est pas indiqué le degré de significativité, alors que les sites collaboratifs et les blogs d’enseignant.es citent très rarement des productions d’élèves. Ces derniers publient des témoignages portant sur les difficultés rencontrées en classe. Ils fondent leurs conseils sur l’urgence des problèmes à résoudre dans immédiateté et proposent des solutions éprouvées sans en expliciter les enjeux, comme le code Champion, codification de types d’erreurs de langue proposée par le blog La classe de Mallory. Ils ne se réfèrent pas à des travaux de recherche, même si les controverses autour de la pertinence de l’utilisation de critères pour l’évaluation des écrits sont l’indice d’une influence de travaux de recherche maintenant anciens ». D’où leur conclusion : » Si ce que lisent d’abord les enseignant.es, ce sont des blogs et des sites collaboratifs et si les didacticien.nes du français souhaitent que leurs travaux perfusent dans le champ social, jusqu’où doivent-ils investir ces espaces d’échanges professionnels ? »
Vulgariser, une obligation pour le chercheur ?
C’est Roland Goigoux et Bernadette Kervyn qui apportent la réponse. « Nous défendons notre conception du travail des chercheurs en didactique qui poursuivent une double visée, épistémique et transformative. Prenant appui sur deux exemples de recherches, nous inventorions les principales conditions à respecter pour que l’élaboration de ressources didactiques innovantes contribue à la vulgarisation des savoirs scientifiques tout en participant à la transformation des pratiques professionnelles et à la construction de nouveaux savoirs : sur le développement professionnel des enseignants à travers l’appropriation de ces ressources et sur le processus même de coconception de ressources ».
» Les deux exemples que nous venons de développer (« boite à outils » de formation à l’enseignement de l’écriture et outil didactique pour l’enseignement de la narration et du lexique) nous ont permis d’inventorier les principales conditions à respecter pour que la production de ressources didactiques puisse jouer un rôle de vulgarisation de savoirs scientifiques mais également de transformation des pratiques professionnelles et de développement des savoirs didactiques. Être en mesure de sélectionner, synthétiser et transposer des savoirs scientifiques au service de la résolution des problèmes professionnels, mettre en oeuvre un dialogue collaboratif entre chercheurs et praticiens au service d’une coconception, s’inscrire dans une temporalité longue permettant d’élaborer des compromis féconds constituent trois de ces conditions. Ainsi définie, la production de ressources didactiques, en ce qu’elle fait retour sur les modélisations initiales dont elle assure la reconfiguration, peut être considérée comme une composante à part entière de l’activité scientifique des chercheurs en didactique. La triple finalité que nous allouons à la production de ces ressources (faire partager des savoirs, influencer les pratiques professionnelles et produire de nouveaux savoirs scientifiques) contribue à faire évoluer le métier de chercheur en didactique en lui attribuant de nouvelles missions ». La vulgarisation peut aussi ramener à la recherche.
François Jarraud
Sylvie Plane et Fanny Rinck, La place de la vulgarisation dans la culture professionnelle des enseignants, Repères, n°63, 2021, ISBN 979-10-362-0397-8