» L’éducation au numérique ne peut se limiter aux maîtrises des techniques ou des usages, ou encore de l’analyse des médias, mais elle doit aussi s’orienter vers un travail de « posture », de conscience de soi et de son environnement. Nous avons là un front nouveau qui s’ouvre et les éducateurs sont appelés à y travailler. » Bruno Devauchelle revient sur le débat instruction / éducation en montrant comment le numérique et ses pratiques ont déplacé les bornes.
De Condorcet au smartphone
S’il n’y avait qu’une seule raison d’éduquer au, avec et par le numérique, ce serait de ne pas abandonner les enfants, mais aussi nombre d’adultes aux seules volontés des forces économiques, marchandes, politiques, techniques… Appuyées par une vision du développement et du progrès infini, ces volontés s’organisent-elles pour mettre la population en état de soumission en s’appuyant sur le numérique, l’informatique et tous ses développements ? Condorcet dénonçait le maintien des peuples dans l’ignorance du savoir et portait ainsi l’idée d’une école émancipatrice. Ainsi Catherine Kintzler écrit : « Pour Condorcet, la question de l’école se pose d’urgence à un peuple souverain : faute de connaissances et de pensée réflexive, un tel peuple s’expose à devenir son propre tyran et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement. Il ne peut être libre qu’en s’appropriant les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie. […] La finalité de l’école n’est pas l’adaptation sociale ou économique, mais la liberté de chaque individu : l’école publique doit instruire et non imposer une éducation qui tend toujours à une sorte de conformation. » L’idée essentielle est que l’instruction doit permettre d’éviter que la personne ne dépende de l’autre du fait de son ignorance.
L’école est-elle un accélérateur d’éducation ? A la fin du XVIIIe siècle l’opposition entre éducation et instruction était fondée sur la pauvreté des familles, la dureté du travail et sur le maintien d’une partie de la population adulte dans l’ignorance, voire l’esclavage. En désignant l’Etat comme garant de l’émancipation, il posait une base principale de notre société : l’égalitarisme par le savoir. Les conditions permettant à chacun de développer ses connaissances étaient très limitées, en particulier chez les plus défavorisés et en particulier les enfants qui devaient très tôt aller travailler. L’évolution des sciences et des techniques n’a eu de cesse d’accélérer des transformations de la société. Cela rend partiellement obsolètes les propos de Condorcet parce que ce sont les moyens d’information et de communication qui se sont diffusés largement dans toute la société et avec des intermédiaires différents, voire sans. L’école aurait donc dû, par l’instruction, se substituer à l’éducation ou plutôt aux carences éducatives. Toutefois la question de la soumission d’une partie de la société aux « dominants » reste très actuelle. Or l’école s’est trouvée confrontée à plusieurs obstacles : d’une part une forme d’élitisme scolaire ou de recherche de l’excellence (Condorcet l’évoque) qui laisse toujours de côté une partie de la population, d’autre part de nouveaux moyens, dont ceux issus du numérique, qui ont déplacé les accès aux savoirs, la possibilité de connaître, dont les familles se sont emparées de manière très inégale.
Disposer d’un équipement numérique n’est pas synonyme d’un usage avancé. D’ailleurs la plupart des utilisateurs de smartphone par exemple, se contentent d’un nombre de fonctionnalités réduites, en regard de ce que peuvent proposer ces machines polyvalentes. Toutefois leurs usages sont devenus des prolongements de leur fonctionnement mental, intellectuel, affectif… Les différences entre les usagers sont importantes, même si un socle de base semble affirmé, bien que réduit (ARCEP/CREDOC 2021). Etonnement les études ne mesurent que rarement un des usages qui semble le plus répandu : prendre des photos (ou des vidéos). Hormis quelques études peu référencées. Il suffit de se rendre à un évènement public pour comprendre que c’est devenu une pratique banale et les jeunes enfants qui regardent les adultes ne sont pas en reste. Les comportements actuels vis à vis du numérique sont autant de questions qu’une éducation au numérique doit prendre en compte.
Information et connaissance
Un article du Monde sur le cyberharcèlement illustre cette continuité et l’importance qu’il faut accorder aux pratiques du numérique dans ce contexte. Catherine Blaya y met en évidence l’importance des médias de flux comme caisse de résonance et amplificateurs de comportements à problème. Outre donc les faits, il y a la transformation médiatique qui influe aussi sur la perception que l’on peut avoir de ces mêmes faits. L’éducation au numérique ne peut se limiter aux maîtrises des techniques ou des usages, ou encore de l’analyse des médias, mais elle doit aussi s’orienter vers un travail de « posture », de conscience de soi et de son environnement. Nous avons là un front nouveau qui s’ouvre et les éducateurs sont appelés à y travailler. Car le pouvoir d’attraction, la séduction, l’attirance pour des moyens nouveaux restent au coeur de ce mécanisme de soumission. Si l’on ajoute à cela la maîtrise très variable de notre environnement numérique, il y a fort à parier que nous soyons en train de construire des générations inconsciemment soumises.
Accéder à l’information n’est pas développer ses connaissances. Le processus de construction de celles-ci est complexe. Cependant le développement des accès à l’information, tant par les contenus que par leurs modalités, ne peut être laissé de côté ou ignoré, il élargit la base de ce processus de construction. Les moyens numériques disponibles sont donc doublement questionnant, par le sens et leur place dans la société et par la manière dont ils transforment la construction de soi. Le monde scolaire ne peut ignorer cela. Encore faut-il qu’un travail soit mené aussi bien au niveau des instances académiques que dans les établissements eux-mêmes pour définir au moins les stratégies pour y parvenir. La difficulté le plus souvent rencontrée est d’articuler ces pistes de travail avec les exigences des programmes et des contraintes disciplinaires. Le numérique pourrait faire « perdre du temps » alors que « finir le programme » est compliqué. La transversalité du numérique ne peut se passer d’un travail collectif de l’ensemble des acteurs de la communauté éducative et plus largement du système lui-même. Attention toutefois, il ne s’agit pas de défendre le tout numérique ou au contraire de le mettre de côté, il s’agit bien de permettre la compréhension et l’analyse de ce processus en cours depuis maintenant plus de soixante ans. La perturbation endocrinienne provoquée par la généralisation des usages du numérique est très « souterraine », il est de la responsabilité de l’éducation de l’expliciter et de l’intégrer dans son projet d’émancipation.
Bruno Devauchelle
Anie Kintzler, Les grands penseurs de l’éducation Grands Dossiers N° 45 – décembre 2016 – janvier-février 2017