Et si les récentes périodes de travail à distance avaient mis les professeur.es de lettres face à leur défi essentiel : réduire la distance, en particulier entre les élèves et les œuvres littéraires ? Professeure au lycée Gabriel Faure à Foix, Florence Lhomme a relevé ce défi : pendant le confinement, elle a conduit ses 2ndes à produire une fiction sonore d’appropriation de la pièce de Corneille « Rodogune ». D’une « classe virtuelle » à l’autre, les élèves mènent des activités écrites et orales, créatives et collaboratives, pour tisser des monologues rétrospectifs de personnages. Leçon : la « classe virtuelle » n’est pas celle que l’on croit, la « classe virtuelle » est celle où on laisse virtuelles les œuvres au lieu d’amener les élèves à en exploiter toutes les virtualités. Pour les rendre présentes, intensément et infiniment présentes.
Dans quel contexte avez-vous mené ce travail autour de la pièce de Corneille ?
Ce travail a eu lieu au moment du premier confinement, après les vacances de Pâques. Je voulais faire découvrir cette pièce aux élèves, dont je savais qu’elle pouvait les toucher, mais je me heurtais à la difficulté de leur faire aborder une œuvre intégrale à distance. L’enjeu était donc, dans un premier temps, de lancer la lecture de façon ludique, afin de leur donner envie de découvrir la pièce. J’ai alors réalisé un teaser à la manière d’un film à suspense, pour leur permettre de comprendre les liens entre les personnages, l’intrigue principale, et de susciter des horizons d’attente. Enfin, pour que les élèves entrent dans la langue du XVIIème, en classe virtuelle, nous avons lu et explicité l’acte I. Tout ce travail préparatoire a permis que l’ensemble des élèves s’approprient déjà les personnages et s’interrogent sur leurs sentiments.
Après avoir ainsi lu l’acte I de la pièce, les élèves sont invités à écrire le monologue de Cléopâtre : pourquoi ce travail d’écriture intermédiaire ?
Durant l’acte I, on entend parler de Cléopâtre sans jamais la voir. Elle apparaît à la fois comme une femme intraitable, pleine de haine pour Rodogune, mais aussi comme une mère soucieuse de ses enfants, si l’on en croit la parole de ses fils. Elle est aussi une souveraine qui veut garder son trône. Le personnage est complexe et l’acte II débute avec son monologue. Plutôt que de le faire lire d’entrée aux élèves, il m’a semblé intéressant de leur demander de l’imaginer, d’une part pour évaluer leur compréhension des enjeux du premier acte, d’autre part pour leur faire travailler l’écriture littéraire. Enfin, connaissant bien les élèves de cette classe, je savais qu’ils prendraient plaisir à écrire un tel texte.
Comment avez-vous mené ce travail d’écriture ?
La consigne était la suivante : « Écrire le monologue de Cléopâtre (une dizaine de lignes minimum), où elle exprime sa haine envers Rodogune. A vous de voir, si elle dévoile ou non ses plans ». A la demande de certains élèves, j’ai explicité davantage. Pour imaginer le monologue de Cléopâtre, vous devrez penser à ce qu’elle doit faire dans la journée, c’est-à-dire annoncer qui est l’aîné et le marier à celle qu’elle déteste, Rodogune, princesse des Parthes. Comment parlerait-elle de tout ça ? J’ai précisé aux élèves qu’ils pouvaient s’appuyer sur leurs connaissances de la pièce, à savoir que le premier mari de Cléopâtre voulait épouser Rodogune et le fait que l’accord avec les Parthes l’obligent à faire ce mariage, éléments qui expliquent sa haine.
Les élèves m’ont envoyé leurs textes, je les ai dactylographiés et nous les avons lus ensemble lors de la séance suivante. Ils ont, ensuite, découvert le monologue de Corneille. La plupart des textes faisaient véritablement écho à celui du dramaturge. J’ai alors proposé aux élèves que nous sélectionnions, dans leurs monologues, de courts extraits et que nous les mêlions aux mots de Corneille. Ainsi, nous avons obtenu un monologue hybride qui faisait sens et dont les élèves se sont montrés très fiers. C’est ce qui m’a donné l’idée de poursuivre ce travail créatif par la suite.
Ce travail d’écriture a débouché sur une activité de mise en voix : selon quels dispositifs de travail et avec quels profits ?
Pour la mise en voix, nous avons commencé à nous entraîner sur le monologue de Cléopâtre. Sur un padlet, sous forme de colonnes, j’ai proposé un découpage du monologue, avec des phrases très courtes et, en classe virtuelle, j’ai invité les élèves à tester la lecture orale et à s’enregistrer sur padlet. Nous l’avons fait en direct, pendant la séance. Après chaque enregistrement dont la durée n’excédait pas une trentaine de secondes, nous faisions des retours à l’élève qui s’était enregistré. Le format court nous a permis de travailler avec précision la lecture, du point de vue de l’intention, du rythme et de la diction. Une douzaine d’élèves se sont enregistrés et nous avons abouti à une lecture polyphonique très réussie.
Pour la séance suivante, j’ai fait un montage de leurs enregistrements sur Audacity, en ajoutant une musique proposée par l’un des élèves et je le leur ai fait écouter. Les élèves en ont été très émus. Ce travail préparatoire a été un soutien quand nous avons décidé de créer une fiction sonore à partir de leurs écrits.
Initialement, j’avais envisagé de leur faire jouer en présentiel le monologue et la pièce. C’est donc le travail en distanciel qui m’a amenée à envisager la forme de la fiction sonore. Rétrospectivement, j’ai pu mesurer tout l’intérêt de ce travail. En effet, se concentrer sur la voix sans être parasité par le regard de l’autre et se demander quoi faire de son corps, cela permet véritablement d’être au plus près du texte. De plus, le fait que les élèves s’enregistrent chez eux, sans pression, les a aidés à oser, à s’engager avec plaisir dans la lecture.
Je me suis dit que cela pouvait être tout à fait intéressant de travailler ainsi la lecture des textes pour l’oral du bac.
Après avoir lu l’intégralité de la pièce, les élèves sont invités à écrire le monologue rétrospectif d’un personnage : comment mettre en œuvre un tel travail dans le cadre d’une classe virtuelle ?
En classe virtuelle, on peut créer des groupes de travail, c’est ce que j’ai fait pour ce projet. J’avais donné des consignes claires et très explicites et les élèves se sont retrouvés en ateliers pour quarante-cinq minutes, pour co-écrire sur un document partagé. Concrètement, ils échangeaient leurs idées sur le chat ou à l’oral et l’un d’eux prenait des notes sur le document partagé. Je passais régulièrement d’un groupe à l’autre pour les accompagner, répondre aux questions et vérifier l’avancée du travail. A l’issue du travail de groupes, nous nous sommes retrouvés en classe entière virtuelle pour partager ce qui avait été produit et déterminer ce qui restait à écrire. Chez eux, les élèves ont alors poursuivi ce travail, notamment en se retrouvant sur des groupes qu’ils avaient eux-mêmes créés pour continuer d’être dans une activité collective. Ils ont eu une semaine pour le finaliser.
Il m’est arrivé aussi, dans ce type de travail, d’utiliser framapad, qui permet une écriture collective fluide et a également l’avantage de conserver l’historique de toutes les versions, ce qui est tout à fait passionnant pour faire réfléchir les élèves sur les écrits de travail.
Comment aboutissez-vous à la construction finale de la « fiction sonore d’appropriation » ?
Après avoir lu l’ensemble des monologues, je me suis rendue compte qu’un montage permettait de construire une véritable pièce. J’ai donc proposé aux élèves de le faire. Si nous avions été en présentiel, j’aurais mené cette activité avec eux car il me semble que travailler l’articulation d’un texte théâtral, sa pertinence, ses enjeux est tout à fait intéressant pour comprendre le processus de création artistique. En distanciel, cela me semblait trop difficile. Je me suis donc chargé de ce travail, que j’ai soumis aux élèves.
Nous avons alors fait l’équivalent d’une lecture au plateau, afin qu’ils découvrent le texte. C’était amusant que les rôles s’inversent : j’étais très anxieuse de leurs réactions, je craignais qu’ils n’aiment pas ce que j’avais fait de leurs textes. A l’issue de la lecture, j’attendais leur verdict, et je dois dire que j’ai été soulagée que cela leur plaise ! Cette inversion momentanée des rôles était émouvante à vivre, pour eux comme pour moi.
Nous avons eu le sentiment que cette œuvre en construction devenait une œuvre collective.
Dans quelle mesure ce travail à distance vous semble-t-il avoir favorisé la proximité des élèves avec l’œuvre de Corneille ?
Le passage par l’écriture créative a favorisé l’appropriation des personnages par les élèves. Ils ont été amenés à réinterroger des passages de l’œuvre pour mieux comprendre les sentiments des protagonistes, ce qui les meut, et, peu à peu, j’ai senti qu’ils développaient une réelle affection pour chacun, même pour Cléopâtre, la « méchante », mais dont la personnalité complexe interroge et amène à réfléchir sur les enjeux du pouvoir. A l’issue de ce travail, les élèves connaissaient bien l’œuvre, le texte, les enjeux des personnages, et étaient capables de mener une réflexion critique sur la pièce, en maniant les notions théoriques liées à la tragédie classique.
Pour conclure cette séquence sur Rodogune, je leur ai proposé le sujet de dissertation suivant : « Pierre Corneille, dans la Préface de Rodogune, dit qu’il a failli appeler la pièce « Cléopâtre ». Il ne l’a pas fait de peur qu’on la confonde avec la Reine d’Égypte. Selon vous, entre Rodogune et Cléopâtre, qui incarne véritablement dans cette pièce l’héroïne tragique ? » L’appropriation des personnages a été un atout pour répondre à ce sujet de manière précise, et développer un propos riche et de qualité.
A quelles conditions cette proximité à distance vous semble-t-elle possible ?
Pour que cette proximité avec l’œuvre de Corneille se crée dans le cadre d’un travail à distance, il me semble important de laisser les élèves s’exprimer sur les personnages, même si leurs réflexions, à priori, ne nous semblent pas « littéraires ». A partir du moment où ils ont pu aussi imaginer à quoi ressemblait Cléopâtre, comment elle s’habillait, quelle était sa manière de parler, ce qu’ils voyaient de sa personnalité, l’envie de lire la suite de la pièce est venue naturellement. Il est important, je crois, de désacraliser le texte littéraire. Il ne s’agit pas de lui faire dire n’importe quoi mais bien d’entendre ce que les élèves y voient, comment ils le ressentent, pour en faire un objet de débat, de discussion, au point que les personnages prennent vie dans leur imaginaire. Ce passage par l’émotion devient alors une porte d’entrée pour travailler sur le style, la construction dramaturgique et le sens du texte théâtral. En un mot, oser partir du ressenti des élèves pour les amener à vivre l’œuvre littéraire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut