La formule d’Alain Boissinot n’a pas fait le titre de ce numéro 171 d’Administration & éducation, la revue de l’AFAE. Mais elle aurait pu tant ce numéro met en évidence les inégalités face à l’orientation ou aux « parcours, mobilités, territoires », pour reprendre le vrai titre du numéro. Une fois mises en évidence, une fois énumérées les inégalités sociales, de territoire, d’établissements, quelles perspectives ouvrir ? Le numéro en tente plusieurs. Perspectives régionales à travers un article sur l’orientation en Allemagne, en mode un peu repoussoir tant elle est précoce, et un entretien avec JL Nembrini, directeur de l’éducation de la région Aquitaine. Perspectives scolaires quand A Boissinot invite à ouvrir l’éventail scolaire plutôt qu’à le refermer en forme de trappe. Perspective nationale quand F Dubet invite à moins croire dans le diplôme et le scolaire. Car orienter c’est aussi décider de la valeur d’un humain.
Une éducation à l’orientation contre productive ?
» Parcours, mobilités, territoires : tel est donc le titre que nous avons retenu pour ce 42e colloque. On aura remarqué combien nous avons mis de soin à ne pas utiliser le mot « orientation », ce « projet scélérat » dont parle si bien Alain Boissinot, afin d’éviter toute tergiversation Il ne faut y voir nulle pusillanimité des membres du conseil scientifique. Non, plutôt la conscience que le terme « orientation » est biaisé », explique Françoise Moulin Civil dans l’éditorial de ce numéro 171 d’Administration & éducation. » L’éventail des possibles et l’horizon sociogéographique ne sont vraiment pas les mêmes pour tous », rappelle t-elle.
Elle met en avant l’organisation même de l’Ecole. « Sur quoi repose l’idée, dans le cycle Bac – 3, de préformater et de spécialiser les élèves ? De quel type de spécialisation s’agit-il d’ailleurs ? Cela se fait-il en cohérence avec le supérieur ? Tout cela invite à mettre en perspective la réforme en cours du lycée et du baccalauréat », dit-elle. Elle interroge aussi le rapport à l’employabilité. « Le deuxième champ est celui la régulation, sans doute nécessaire, de l’offre et de la demande dans une perspective non éludable d’employabilité et d’insertion professionnelle. Comment s’organise l’offre ? À quelles exigences des territoires, des employeurs, des établissements d’enseignement supérieur répond-elle ? Comment pallier les déséquilibres évidents concernant les filières, la cartographie de leurs implantations ». Et aussi plus globalement les valeurs de la société française. » Peut-on déjouer ou assumer sans complexe l’extrême polarisation entre les sortants sans diplôme et les classes d’élite, entre sélection et équité des chances ? Comment sortir d’un système où le score et le niveau sanctionnent et engendrent la pire des autocensures, où l’éducation à l’orientation, quand elle existe, peut s’avérer contre-productive, où les diplômes et les concours sont la raison et la fin de tout ».
Inégalités et hypocrisies
L’orientation, A Boissonot, ancien Dgesco, ancien directeur de cabinet de L Ferry, ancien Dgesco, ancien recteur, a eu à s’en occuper. Et cela donne plus de force à sa présentation de l’orientation en « projet scélérat ». « Où est l’orient » demande t-il. » On ne cesse de répéter aux élèves, et avec raison, qu’ils devront changer de métier plusieurs fois au cours de leur vie, apprendre à s’adapter, vivre dans un monde où, par exemple, l’intelligence artificielle bouleversera les pratiques professionnelles actuelles. Que signifie l’orientation lorsqu’on n’a plus d’Orient de référence à proposer ? »
A Boissinot critique aussi l’orientation psychologisante de l’orientation. » N’y a-t-il pas quelque hypocrisie à renvoyer sur l’individu, même accompagné, la responsabilité de bâtir son « projet d’orientation » ? Ne risque-t-on pas de faire croire que l’orientation est choisie là où elle est, de fait, subie ? Si l’élève échoue, c’est qu’il aura raté son projet d’orientation. Se tromper en ce domaine, c’est un échec scolaire de plus… Le système éducatif et la société se défaussent sur l’individu de leurs responsabilités. Or celles-ci sont réelles, et le système n’est pas neutre : on sait bien que la distribution des élèves entre les différentes voies et séries des lycées est fortement corrélée avec les catégories sociales d’origine et avec le sexe. On sait aussi, par exemple, que l’orientation vers la voie technologique tertiaire, dans de nombreux cas, n’est en rien expliquée par une appétence particulière pour cette voie et les professions vers lesquelles elle peut mener, mais qu’elle sert à accueillir, de façon plus ou moins contrainte, des élèves qu’on juge incapables de réussir dans la voie générale ».
Aziz Jellab décrit avec pertinence les inégalités d’une orientation vécue en France comme une « distillation fractionnée ». » La faible lisibilité de l’offre de formation pénalise les moins initiés et l’on ne peut s’empêcher de considérer que, devenu une sorte de machine à orienter, le système éducatif est devenu une machine à exclure… C’est que l’orientation reste soumise à de nombreux paradoxes que l’on peut ainsi identifier : le choix précoce et l’obligation du projet professionnel s’imposent aux élèves qui disposent des faibles ressources, scolaires notamment, pour réellement choisir ; le système éducatif français est l’un de ceux qui se sont le plus diversifiés et, dans le même temps, c’est celui dont les filières sont les plus étanches, les moins dotées de passerelles, celui aussi où la réversibilité des parcours est des plus improbables ; le poids de la formation initiale y est des plus déterminants, y compris dans le cadre de la validation des acquis et de l’expérience ».
Aziz Jellab a beau jeu de montrer les statistiques du système éducatif. » A la rentrée 2017, 63,3 % des élèves issus de familles très favorisées et qui ont choisi en seconde GT comme enseignement d’exploration « Méthodes et pratiques scientifiques », se sont orientés vers une première scientifique en 2018. C’est seulement le cas de 46,8 % des élèves issus de classe moyenne et de 38,6 % de ceux qui proviennent de familles très défavorisées6. On sait que l’origine sociale pèse sur les chances de réussite aux diplômes. Ainsi, à la session 2017, le taux de réussite au baccalauréat (toutes séries confondues) était de 93,1 % chez les enfants d’agriculteurs exploitants, de 93,8 % chez les cadres et professions intellectuelles supérieures ». Aux inégalités sociales s’ajoutent les inégalités d’offre territoriales et celle venant de l’effet établissement.
Pour se dédouaner le système éducatif remet la responsabilité sur les parents. C’est « le manque d’ambition des familles » qui est évoqué. » Le supposé « manque d’ambition » chez les parents les plus modestes socialement et culturellement, très répandu chez des chefs d’établissement et des enseignants, constitue une manière bien commode de faire l’économie d’une réflexion sur l’ambition que les équipes éducatives doivent porter pour leur public. Cet a priori est une variante moderne du mythe de la « démission des parents ». Cela sous-entend une faible mobilisation parentale en vue de s’informer et d’assurer à leur enfant un parcours plus exigeant, au prix de sacrifices matériels et affectifs. L’orientation ne peut être rabattue sur les seuls choix des élèves et de leurs parents dans la mesure où elle ne procède pas seulement de leur liberté ou discernement ». Et de rappeler les travaux d’A Van Zanten sur les écarts dans le traitement de l’orientation selon les établissements, les lycées les plus prestigieux étant les seuls à accompagner leurs élèves vers le haut.
Pour A Jellab, » L’orientation scolaire en France annonce d’emblée deux facettes contradictoires, à savoir d’un côté la capacité à choisir un parcours, un itinéraire, un devenir, de l’autre, la contrainte qui affecte chacun à une place, rendant ambiguë la notion même de choix. S’orienter de manière positive repose sur l’implicite humaniste que c’est à l’homme que revient le choix de son destin. En réalité, le choix repose sur des informations dont la pertinence est inégale selon l’appartenance sociale des individus ».
En finir avec le mérite scolaire
François Dubet dépasse le bilan en élargissant le débat et en proposant des orientations profondes. » En définitive la meilleure école n’est pas seulement celle qui permet à quelques enfants d’origine modeste de s’élever, elle est aussi, et peut-être surtout, l’école dans laquelle les inégalités d’apprentissage et de performances sont les plus faibles possibles. Il est au moins aussi juste de réduire les inégalités entre les performances et les positions scolaires que d’accroître l’égalité des chances d’atteindre des positions scolaires et sociales très inégales entre elles », écrit-il. » La seconde orientation, beaucoup moins familière en France, vise à réduire l’emprise du mérite scolaire sur les inégalités sociales. Bien sûr, le mérite scolaire doit être récompensé, mais il faut que les élèves qui n’ont pas ce mérite se voient offrir d’autres manières de se former et de travailler. Après tout, il n’est pas trop grave de ne pas entrer dans les voies royales si les voies professionnelles offrent de bonnes formations, si elles développent l’alternance, les stages, les liens avec les territoires, si les élèves et les étudiants gardent la possibilité de se former après et en dehors de l’école, si tout n’est pas joué à 17 ans. Une des faiblesses du système français est de trop croire au mérite scolaire… À elle seule, l’école ne peut pas transformer le marché du travail et réduire les inégalités sociales. À elle seule, l’école ne peut pas instaurer l’égalité des chances, pas plus qu’elle ne peut donner confiance dans les valeurs de la démocratie et de la solidarité. Le plus difficile est sans doute de renoncer à croire que l’école peut tout. Cette croyance finit par être contreproductive « .
Ou changer l’Ecole ?
Dans cette quête des solutions, A Boissinot nous ramène à la part de l’Ecole. « L’orientation ne peut plus être adéquationniste (se préparer à un métier correspondant à un besoin social) ni psychologisante (identifier ce pour quoi on est supposé être fait). Loin de cerner (de rétrécir) peu à peu le champ des possibilités pour parvenir à un choix, elle doit l’élargir pour développer des disponibilités, pour diversifier des appétences, pour suggérer des centres d’intérêt évolutifs. Il faut ouvrir l’éventail au lieu de le refermer progressivement… Par-delà les réformes de structure, apparaît ici la nécessité d’une réflexion de fond sur les contenus de formation, les champs et les découpages disciplinaires, les inconvénients des spécialisations excessives et prématurées. Il faudrait aussi repenser le sens et la place des formations technologiques, aujourd’hui mal identifiées entre général et professionnel. »
Ainsi ce numéro ouvre une réflexion particulièrement large sur un système d’orientation quine fait que maintenir si ce n’est aggraver les inégalités sociales. Cette réflexion est d’autant plus urgente que la crise sanitaire a encore aggravé la situation et que paradoxalement l’orientation est la grande oubliée de la réforme du lycée.
François Jarraud