La relation enseignant / élève (s) est au cœur des problématiques de l’Ecole et bien évidemment de l’enseignant. Dans ce contexte de rentrée comment construire une « bonne » distance professionnelle avec les élèves ? Cette question est un enjeu central pour tous les enseignant(e)s, notamment pour nos jeunes collègues. Jérôme Visioli professeur agrégé d’EPS à l’UFR STAPS de Rennes, docteur en science de l’éducation et coordonnateur d’un ouvrage intitulé « la relation pédagogique » aux éditions Revue Eps éclaire cet enjeu.
Votre ouvrage sur la relation pédagogique a été publié en 2019. Au regard de la crise sanitaire, cette thématique n’est-elle pas encore davantage d’actualité aujourd’hui ?
En effet, la crise du Covid-19 a mis en évidence l’importance de la relation pédagogique, tant pour les élèves que pour les enseignants. L’enseignement à distance n’a fait qu’accélérer un processus déjà à l’œuvre, et souligné les limites du « tout numérique ». Premièrement, le distanciel a pour conséquence d’amplifier les cours magistraux directifs, ou à l’opposé des formes d’enseignement basée sur autonomie et l’absence de guidage des enseignants. Il est plus difficile de moduler de façon subtile les dimensions relationnelles, et il en résulte une absence de spontanéité, un sentiment de monotonie et de solitude. Deuxièmement, au cœur de la classe, la relation pédagogique repose sur un langage du corps et une forme de théâtralité. Les cours en ligne atténuent fortement cet aspect essentiel du métier. Assis sur sa chaise, l’enseignant ne peut jouer avec le corps aussi librement que d’habitude, pour obtenir l’adhésion de celui qui l’écoute. Simultanément, le corps des élèves est invisible, ce qui ne permet pas à l’enseignant d’adapter finement son intervention en cours d’action. Troisièmement, le plaisir d’apprendre et d’enseigner sont au cœur de la relation pédagogique. Ils sont le fruit d’une alchimie délicate entre des composantes didactiques, qui traduisent la manière de mettre en forme le savoir, et d’un registre plus pédagogique, qui met l’accent sur les dimensions relationnelles du métier. Avec la formation à distance, le plaisir d’étudier et l’envie d’enseigner sont affaiblis. L’écran s’impose comme une barrière opaque à l’essentiel partage social des émotions. Il en est un peu de même pour le masque…
Vous invitez les enseignants à penser la relation pédagogique comme un enjeu au cœur des apprentissages. C’est-à-dire ?
La réflexion pédagogique permet de focaliser sur les dimensions relationnelles entre l’enseignant et les élèves, en questionnant notamment l’autorité de l’enseignant et la liberté des élèves. Les élèves sont profondément impactés par les compétences relationnelles de l’enseignant en classe, qui participent de leur engagement dans la pratique des APSA et donne sens aux apprentissages. Il s’agit de s’impliquer dans son personnage, d’instaurer un climat de classe approprié, de trouver la bonne distance professionnelle avec chaque élève, de transmettre sa passion pour les savoirs. En ce sens, la relation pédagogique constitue un préalable à toute acceptation de l’influence éducative, et à toute amorce d’un processus d’apprentissage efficace pour le sujet. Mais elle a également une fonction au cœur des apprentissages, en termes d’accompagnement de l’activité des élèves. C’est un art de savoir quand il est préférable de se mettre en retrait pour favoriser l’expérimentation, ou de proposer un guidage plus affirmé (par exemple avec des feedbacks ou des démonstrations), de réussir à différencier ces modalités d’intervention en fonction de la singularité des élèves. Précisons que la relation pédagogique est indissociable des enjeux didactiques, car il faut l’envisager comme fondamentalement contextualisée, en liens avec les objectifs de l’école et les enjeux de savoirs. Egalement, il est intéressant de souligner qu’elle est simultanément au coeur des apprentissages des enseignants, car le développement professionnel repose principalement sur l’expérience acquise lors des interactions avec les élèves. Les élèves enseignent aussi, et les enseignants apprennent !
Justement, notamment pour nos nouveaux collègues, quels conseils pourriez-vous proposer ? Comment trouver cette bonne distance professionnelle ?
Il semble intéressant de penser la relation pédagogique en termes de temporalité et de dynamique. Chaque année, l’enseignant co-construit une histoire avec chaque classe, qui comporte un début, un développement et une fin. C’est l’une des richesses de ce métier : partager une histoire avec ses élèves. La première prise de contact est importante, car elle va poser les bases relationnelles avec les élèves. Globalement, les recherches montrent l’importance pour l’enseignant de réussir à affirmer un certaine autorité face aux élèves, et à instaurer un cadre règlementaire viable et explicite. Mais cela doit aussi ensuite se penser en termes de temporalité et de progressivité. L’enjeu est alors d’ajuster la relation pédagogique autour d’une dialectique affirmation de soi / empathie. L’enseignant cherche la juste distance professionnelle en fonction de la singularité des classes, des élèves, parfois de l’APSA (par ex. la sécurité en escalade). La construction de la relation pédagogique doit nécessairement s’ancrer dans un projet didactique d’apprentissage autour de savoirs explicites, et dans un processus de construction de valeurs partagées. Les nouveaux collègues manquent souvent de repères sur les APSA, sur les élèves et sur eux-mêmes. Dès lors, leur positionnement dans la relation pédagogique est fragilisé. En manque de confiance, ils rencontrent des difficultés pour construire leur personnage d’adulte référent. Un axe de développement professionnel consiste à routiniser des modalités d’interventions avec les élèves (notamment spatiales, temporelles, sociales), pour constituer progressivement une culture partagée au sein de la classe, et gagner ainsi en confort, en dynamisme et en efficacité. L’expertise se traduit justement par un fonctionnement entre routines et créativité, pour adapter en permanence la relation pédagogique à l’histoire de classe.
Vous posez la question de la place de la bienveillance dans la relation pédagogique, en soulignant qu’elle est à l’origine de dilemmes, notamment en établissement difficile ?
Il est difficile de ne pas défendre aujourd’hui l’idée d’une école de la bienveillance. Les recherches soulignent l’importance du stress au sein de l’institution scolaire, tant pour des élèves que pour des enseignants. Cela invite à une réflexion sur les objectifs de l’école, sur l’évaluation, sur les choix didactiques, sur les interactions sociales entre élèves, mais également sur la qualité de la relation pédagogique. Si l’enseignant ne peut à lui seul induire un climat de classe bienveillant, l’impact de sa posture relationnelle et des valeurs dont il témoigne dans ses actes et dans ses paroles reste néanmoins déterminant. Simultanément, il existe un risque de lâcher avec une certaine idée de l’exigence dans les apprentissages à l’école. Tout l’enjeu pour l’enseignant est alors de jouer à l’équilibriste entre la prise en compte des sensibilités des élèves et l’ancrage dans un projet de transformations significatives (et parfois ambitieuses). Au quotidien, et notamment en milieu difficile, ces deux niveaux de préoccupations simultanés sont à l’origine de dilemmes. Apprendre à les anticiper et à les gérer au cœur des interactions avec les élèves s’apprend au fur et à mesure de la carrière, et permet de ne pas s’épuiser, de préserver le plaisir d’enseigner. Plus globalement, il s’agit aujourd’hui de penser les conditions pour que l’école et l’EPS alimentent le développement de la puissance d’agir de l’enseignant et des élèves. Beaucoup d’entre eux souffrent à l’école, alors que l’éducation devrait être finalisée par la joie d’apprendre (et de vivre), pour maintenant et plus tard.
Vous insistez sur l’importance des émotions dans la relation pédagogique ?
L’activité collective des enseignants et des élèves en classe articule différentes composantes (cognitives, perceptives, motrices, énergétiques et affectives) qui font système. Néanmoins, un peu en écho à la fameuse phrase de P. Parlebas (« L’affectivité, clef des conduites motrices », 1967) et en transposant l’idée à l’enseignement, il est possible d’avancer que les émotions jouent un rôle central dans la relation pédagogique. Depuis longtemps déjà, les travaux dans une perspective psychanalytique ont mis en évidence les enjeux affectifs et inconscients qui expliquent la dynamique plus ou moins favorable entre un enseignant et un élève (transfert, contre-transfert, séduction…). Plus récemment, les travaux en psychologie soulignent l’impact de la qualité affective de la relation avec l’enseignant sur les élèves (performance, engagement, plaisir, stress, comportements déviants…) et l’importance fondamentale de l’instauration d’une sécurité affective propice aux apprentissages. Enfin, les recherches dans une perspective située illustrent la complexité de ces processus au cœur des interactions en classe, puisque les enseignants et les élèves ressentent, perçoivent, expriment et partagent des émotions. Cela invite à prendre en compte les émotions en formation, notamment en termes de construction de la distance professionnelle, de développement de compétences émotionnelles, ou encore de choix didactiques susceptibles d’exploiter les émotions avec les élèves dans la pratique des APSA. Car cultiver les émotions est aussi un enjeu fondamentalement didactique !
Propos recueillis par Antoine Maurice