La pédagogie de projet peut-elle aider à relier les cycles, les disciplines, les arts, les genres, les élèves ? Au collège André Abbal de Carbonne en Occitanie, les 6èmes de Fabienne Plégat-Soutjis ont réalisé un ambitieux travail de réécriture théâtrale d’un conte fantastique de Jules Verne. Les élèves de CM2 ont contribué au projet par le choix et l’interprétation de chants polyphoniques. Les 6èmes les ont intégrés dans la pièce, puis, avec l’aide de l’artiste Mercedes Pujol-Takahashi, ils ont conçu et réalisé une mise en scène sous la forme d’un théâtre de marionnettes. Au final : une représentation commune, un livre numérique et un partage d’émotions par-delà les barrières scolaires.
Le travail mené porte sur un conte de Jules Verne M. Ré-diéze et Melle Mi-Bémol : pouvez-vous nous présenter ce récit peu connu ?
M. Ré-Dièze et Melle Mi-Bémol est un conte fantastique, paru dans le Figaro Illustré, lors de la période de Noël 1893. Les personnages principaux, Joseph et Betty, font partie du chœur d’enfants entraînés par Eglisak, l’organiste du bourg de Kalfermatt. Lorsque ce dernier est atteint de surdité, arrivent Maître Effarane et son assistant au « ventre en clé de fa ». Maître Effarane, le nouvel organiste, a « de longs doigts décrivant des arpèges aériens ». Très effrayant, il inspecte les cordes vocales des enfants devenus clavier vivant dans l’Orgue fantastique … Je vous laisse le plaisir de découvrir ce texte disponible gratuitement en ligne.
Pourquoi avoir choisi cette œuvre ?
Cette nouvelle de Jules Verne me permettait de répondre à la demande de projet en liaison école/collège de M. Halioua, conseiller pédagogique en éducation musicale, et de Mme Léon, professeure des écoles. Nous avions décidé de croiser les disciplines Musique/Lettres grâce aux interprétations des élèves par le chant et grâce à l’adaptation d’un écrit littéraire. Nous avons donc recherché avec l’artiste-intervenante, Mme Pujol-Takahashi, une œuvre littéraire patrimoniale autour de cette thématique. Je souhaitais proposer à mes élèves un travail d’adaptation d’un conte en œuvre théâtrale, et le conte choisi devait accueillir une liste très précise, communiquée par les élèves de CM2, de chants polyphoniques classiques – Hymne à la joie, Hymne à la nuit, Belle qui tiens ma vie, Avec la garde montante, Da Pacem, Noël Nouvelet. Nous n’avions pas une idée précise quant à la forme qu’allait prendre l’écriture de cette adaptation, très libre ou très proche du texte, ni quant à l’imbrication des chants ; il s’agissait plutôt d’une intuition que cette œuvre pouvait fonctionner dans notre projet. Ce sont les élèves qui au fur et à mesure du travail en classe ont construit l’ensemble du projet de réécriture et de mise en scène.
Cette œuvre répondait au programme de 6ème autour des thèmes « Récits d’aventures » et « Le monstre aux limites de l’humain ».
Comment avez-vous aidé les élèves à s’approprier ce texte « résistant » ?
La dynamique de projet à partir des rencontres organisées avec les élèves de CM2 a été très forte. Il s’agissait en quelque sorte d’un défi, eux interprétaient les chants et nous devions rédiger une œuvre théâtrale, la mettre en scène et créer des marionnettes. La représentation finale devait être jouée devant deux autres classes de CM2. La difficulté réelle de ce texte à laquelle ils auraient pu se heurter – style vieilli, vocabulaire très spécifique, constructions syntaxiques particulières, aventures des personnages ne renvoyant pas du tout à leur univers, … – s’est effacée devant l’aspect très créatif du projet. Nous avons lu intégralement le texte, en classe, à voix haute, en plusieurs séances, et écouté en parallèle les chants polyphoniques, pris des notes, explicité le vocabulaire dans la marge. Un travail de repérage dans un même temps des personnages, des lieux, des événements, par du surlignage avec des couleurs différentes, a été effectué car nous pensions déjà segmenter le récit en scènes théâtrales. La lecture à voix haute a été donnée d’abord par le professeur pour assurer la compréhension du texte, et ensuite une seconde lecture était proposée par les élèves après l’analyse et les repérages, notamment pour les passages de dialogue, afin de commencer à travailler la diction théâtrale.
L’essentiel a consisté en l’écriture collective d’une pièce de théâtre adaptée du conte : quelles ont été précisément les consignes et les modalités de travail pour mener à bien cette réécriture ?
Les élèves de 6ème ont intégralement rédigé le texte théâtral. Nous avions toujours à l’esprit que leur texte devait fonctionner sur le plan narratif – en racontant l’histoire de Betty et Joseph face à Maître Effarane– et sur le plan de la mise en scène lorsqu’ils prêteraient leurs voix aux marionnettes. Cette double consigne, rendue très concrète par le projet théâtral, les orientait dans le texte de Jules Verne entre ce qu’ils pouvaient conserver, en reprenant des dialogues par exemple, et ce qu’ils devaient adapter en répliques, ou en didascalies ou encore supprimer, ou modifier pour rendre le texte plus accessible pour les spectateurs de niveau école.
Après les écrits de travail en classe, les élèves partageaient à l’oral leurs textes en se distribuant les rôles ; cela permettait à d’autres, plus en difficulté dans la compréhension de la consigne d’adaptation théâtrale, de saisir les caractéristiques et les enjeux du texte théâtral.
Une fois le texte segmenté en parties, et les quelques essais d’écrits effectués, les élèves se sont engagés à rédiger des scènes selon leur inspiration. Généralement, ils proposaient de rédiger deux à trois scènes. Chaque scène donnait lieu à la création d’un espace de travail partagé par le groupe sur Internet, plus précisément sur Framapad, où ils déposaient leurs travaux et intervenaient dans les écrits de leurs camarades par un jeu de couleurs. La consigne était que l’on pouvait ajouter, améliorer, rectifier sur le plan orthographique l’écrit d’un autre élève mais en aucun cas supprimer par respect pour chacun des auteurs.
Comment s’est finalisée l’étape de l’écriture ?
A la fin de nos différentes lectures de l’œuvre originale et de la rédaction des écrits d’adaptation de toutes les scènes, j’ai pu reporter tout leur travail sur un même document en gardant dans un premier temps toutes les propositions pour chacune des scènes. Par groupes, les élèves ont lu ce premier manuscrit de la classe et ont sélectionné pour chaque scène, en surlignant, un ensemble cohérent en prélevant le contenu de plusieurs auteurs. L’ensemble de ce travail est collaboratif ; je n’interviens qu’en toute fin du projet pour ajuster, valoriser par des choix, des rapprochements de textes d’élèves qui me paraissent très enrichissants sur le plan de la narration, de la caractérisation des personnages, de la mise en scène. Je ne rédige généralement rien ; tout le travail écrit provient de la classe.
L’écriture a débouché sur un travail de mise en scène à l’aide de marionnettes : pourquoi être allé jusqu’à cette théâtralisation originale ? comment les élèves ont-ils travaillé cette dimension visuelle et orale ?
Pour le travail des marionnettes et des futurs marionnettistes, nous avons été accompagnés par une artiste sans laquelle nous n’aurions pas pu dans le cadre du cours de Lettres aborder aussi précisément l’art de la scène. J’ai travaillé en amont avec elle et nous avons choisi ensemble d’opter pour un petit théâtre de papier, le Kamishibaï, composé de planches cartonnées, numérotées qui constituent le cadre des épisodes. Mme Pujol-Takahashi a sensibilisé les élèves d’un point de vue esthétique d’une part à la question de la polyphonie et d’autre part à des formes graphiques et plastiques très variées, provenant de différentes œuvres picturales et sculpturales. Il s’agissait d’élargir leurs horizons et d’autoriser la créativité. Tous les élèves se sont investis, parfois avec l’aide de l’auxiliaire de vie scolaire, et nous ont surpris. Les élèves avaient à ce stade une très bonne connaissance de l’œuvre qu’ils trituraient dans tous les sens pour l’adapter par écrit, les personnages étaient maîtrisés. Nous avons fait le choix de dessins très spontanés, réalisés sans aucun modèle pour valoriser leur imagination au service d’une interprétation littéraire – très créative – du texte de Jules Verne. Les résultats ont été édifiants ; le personnage d’Effarane particulièrement avec ses doigts démesurés, très mouvants dans le jeu de marionnettes. De même, le chœur d’enfants terrorisés a été magnifiquement représenté.
Au final, quelles satisfactions tirez-vous de ce beau travail d’adaptation ?
C’est un travail d’analyse littéraire très fine sur un texte résistant, difficile pour un niveau 6ème, et les élèves l’ont abordé avec un réel enthousiasme. J’ai été très émue lors de la création des marionnettes de papier ; les marionnettes surgissaient de toutes parts dans la classe sous leur crayon à papier, dans Le journal du lecteur, et donnaient vie à nos débats littéraires. Leurs dessins, les essais de mises en mouvement et de mises en voix, ont animé des êtres de papier pour reprendre l’expression de Roland Barthes.
Par ailleurs, la réalisation du livre électronique fut aussi un moment émouvant car nous avons expérimenté en classe la portée collective de ce travail qui aurait été impossible à réaliser pour un seul élève. Bien sûr, d’autres moments m’ont apporté une réelle satisfaction, par exemple les touches personnelles des élèves dans l’écriture, leurs façons de s’approprier le texte de Jules Verne de manière très juste.
Les répétitions avec les élèves de CM2 ont été un moment très fort de par la qualité du travail d’interprétation des chants polyphoniques et de par leur réceptivité face à notre proposition littéraire et scénique.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le livre numérique de la réécriture
Graine numérique du site lettres académie de Toulouse
Le conte de Jules Verne en ligne
Conférence de Fabienne Plégat-Soutjis sur le pouvoir d’agir et la pensée attentive