« Dans quelle mesure l’enseignement français a intégré cette dimension internationale », demandent les inspecteurs généraux Stéphane Kessler et Denis Rolland, qui pilotent le dernier numéro d’Administration & éducation (n°170), la revue de l’AFAE. Pourtant si ce numéro avait pour ambition de montrer une internationalisation harmonieuse et bénéfique du système éducatif, c’est raté. Certes le numéro comporte sa part d’autosatisfactions officielles. Mais il donne la parole à des analyses critiques qui font réfléchir sur les limites et les conséquences d’une internationalisation libérale.
L’internationalisation par l’évaluation est en panne ?
Le thème de l’internationalisation est classique, souvent abordé sous l’angle des grandes enquêtes internationales et de la normalisation qu’elles entrainent. Ainsi se construit un système éducatif global, piloté de facto par de grandes organisations comme l’OCDE. Et la revue Administration & éducation est la revue des administrateurs de l’éducation nationale. C’est dire qu’on y entend la voix des cadres , rarement critiques envers le système.
Pourtant ce numéro détonne sérieusement. Il n’emprunte pas la voie royale. Même si l’OCDE est convoquée pour expliquer que le système éducatif français « doit réussir une nouvelle transformation pour rester compétitif sur un marché de l’éducation de plus en plus mondialisé et concurrentiel ».
Face à ce texte, on peut mettre l’excellent article de Denis Meuret. Tout acquis à l’évaluation inspirée par ces organisations, il raconte un demi siècle d’échecs pour l’implanter en France. Cela commence dans les années 1970 par de premiers tableaux d’indicateurs imaginés sous influence américaine pour aboutir au Conseil d’évaluation de l’école (CEE) en passant par 6 autres tentatives qui n’ont pas plus donné de satisfaction à leur initiateur. Il n’est pas plus enthousiaste pour la démarche du CEE. « Il y a une tension entre une volonté affirmée de distinguer l’évaluation du controle et le fait de la confier majoritairement à des personnels dont le rôle habituel est plutôt le contrôle ». On apprécie moins dans l’article la récupération de l’assassinat de S Paty pour justifier l’évaluation, comme si celui ci résultait d’une tension interne.
Internationalisation ou replis identitaires ?
Oublions tous les articles où chaque responsable de service vient témoigner de l’internationalisation heureuse de sa direction, de son bureau ou de son académie. Dans cet esprit, mais avec beaucoup d’humour, Florence Robine raconte comment ses fonctions de Dgesco l’ont préparé à son nouveau métier d’ambassadrice de France : » Merci pour cela au dialogue social si vivant de l’Éducation nationale, aux heures passées à l’écoute des déclarations liminaires en comité technique académique, ou aux 13 heures non-stop à siéger au Conseil supérieur de l’éducation pour obtenir un vote positif sur le décret instituant une réforme délicate… » Pour une fois que la centrale remercie les syndicats…
D’autres articles se détachent. JP de Gaudemar, ancien recteur et ancien conseiller de Jean-Marc Ayrault, G Fioraso puis N Vallaud Belkacem, montre un autre enjeu de l’internationalisation : » La seule façon de véritablement internationaliser l’enseignement français – une nécessité évidente dans le monde contemporain –, serait de concevoir de façon radicalement nouvelle non seulement les contenus de nos enseignements mais aussi les façons d’enseigner. Comment peut-on imaginer que nos élèves et donc les futurs citoyens de notre pays, accèdent un jour à une véritable compréhension de l’altérité s’ils continuent à être enseignés dans une seule perspective nationale ? Ce qui était probablement pertinent il y a un siècle pour constituer puis conforter la Nation ne peut plus être la seule priorité d’aujourd’hui. Sauf à considérer que le monde va à nouveau se replier sur ses Nations ! Ce qui, hélas, en cette période d’affaiblissement du multilatéralisme, de montée des dangers terroristes, de crise sanitaire et de restrictions dans la mobilité internationale, est loin d’être exclu ».
L’échec d’une mondialisation éducative déshumanisée
Ecoutons aussi RF Gauthier qui estime que la nouvelle mondialisation de l’éducation via les enquêtes internationales tourne mal. » C’est toute une conception de l’éducation qui s’est plus ou moins imposée sans crier gare, sans débat ! Et une conception internationale, ou supranationale, dans la mesure où il est dit dès le départ que cette évaluation des élèves ne tiendra pas compte des « programmes nationaux », par exemple : l’éducation qui s’impose alors dans le monde est une éducation qui consacre les compétences décontextualisées des élèves dans trois « matières ». On décide de la disparition ou de l’effacement progressif de toute une famille de savoirs, ceux notamment qui constituent tous les ciments qui permettent aux sociétés de survivre. On n’enseignera donc ni la morale, ni le droit, ni l’art comme rapport spécifique au monde, ni la rhétorique, ni les religions, ni les modestes savoirs nécessaires à la vie de tous les jours, ni les langues vernaculaires, ni les savoirs sur l’homme, ni les savoirs des métiers, tout ce qui constitue la « culture » des sociétés au sens où nous l’avons définie ».
Pour lui, cette internationalisation « ne parvient pas à dépasser l’échec mondial de l’éducation ». » On constate, en fait, que l’éducation, qui était censée à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou lors des décolonisations être la solution qui s’imposait à l’humanité, est devenue souvent le problème. Que voit-on, en effet, dans la réalité de cette école de la compétition internationale : une tendance universelle à la privatisation des services éducatifs… ; un développement sans borne des inégalités entre enfants à l’intérieur des systèmes nationaux, selon le niveau de fortune de leurs familles, de même qu’entre les divers systèmes éducatifs du monde…; de grandes promesses faites aux sociétés partout dans le monde lors des différentes phases de massification scolaire ; ces promesses ont rarement été tenues…; une mondialisation par la compétition qui conduit à négliger les questions propres des pays : non seulement les langues de groupes minoritaires, mais toute formation à d’autres choses qu’aux compétences visées par les évaluations internationales. On va vers une école et des sociétés sans culture commune.. L’école telle qu’elle est configurée par la mondialisation actuelle est celle de l’échec ».
Il en appelle à traiter l’éducation comme un projet anthropologique. » L’école de la compétition n’est appuyée sur aucune légitimation, alors que l’école en a besoin.. Mondialisée, de fait, l’éducation peut disparaître sous un modèle compétitif sans valeur, à moins que l’homme ne se saisisse de ces enjeux ».
On est loin de la commande de départ qui faisait mine d’accepter l’internationalisation comme un phénomène aussi irréversible que positif. Voilà un numéro qui invite à penser l’avenir de l’Ecole et son intégration mondiale.
François Jarraud
Le numéro : Administration & éducation n°170
Voir aussi : L’Ecole peut-elle échapper à sa privatisation ?