La formation continue est-elle réellement mise en cause par le numérique ? Entre les heures de formation à distance obligatoires, le site institutionnel de formation à distance (M@gister) et les propositions de formation à distance de toutes natures qui se sont multipliées depuis un an, les enseignants, les personnels tentent de trouver des réponses à leurs « besoins de formation ». Plus largement, la formation des adultes évolue depuis plusieurs années pour prendre en compte l’évolution des contextes de vie et des contextes de travail. Toutefois la réglementation de la formation, qui a souvent évolué depuis 1971, date fétiche, est toujours en difficulté pour accepter ces évolutions. On l’a vu en particulier pour l’intégration de la distance dans la formation qui a longtemps fait l’objet de réticences aussi bien dans les textes que dans les revendications de ceux qui les négocient. Que dire alors de la progression des systèmes de reconnaissances et de validations des acquis ! Tout cela a en toile de fond la question de la gestion des personnes et de leurs compétences et en particulier leur reconnaissance.
La crise montre les carences de la formation
Le besoin de formation ne se résume pas simplement à l’expression d’une thématique, d’un sujet, d’une ou plusieurs compétences. La formation ne se résume pas à aligner des journées de stage. La formation est d’abord au coeur de la vie du sujet « se formant ». Pour s’en rendre compte, il suffit de lire les enquêtes profetic 2018 (pour le second degré) et 2019 (pour le premier degré). On lit dans les deux synthèses quasiment les mêmes expressions : « Les deux principaux moyens de se former personnellement pour les enseignants sont les échanges entre collègues (78 %) et la recherche en ligne de vidéos ou d’articles (69 %). »(2d degré) et « 60% des enseignants complètent les formations suivies en développant de façon personnelle leurs compétences numérique, en lisant des articles en ligne ou en visionnant des vidéos didactielles. »(1er degré). À ces éléments, sont, bien sûrs, confrontés les chiffres de ceux qui ont suivi une formation ou une animation au cours des deux années précédant l’enquête. Présentés en premier (le verre à moitié plein), ils évitent de poser les questions qui fâchent (le verre à moitié vide).
L’arrivée de la crise sanitaire a mis en évidence les carences de la formation. Les deux enquêtes, dont les modalités amènent à nuancer les résultats, révèlent un fort sentiment d’insatisfaction (la moitié et plus des répondants) vis-à-vis de ces formations (animations ?) que l’on va qualifier de traditionnelles. Entre les grandes journées de rassemblement académiques, incluant des ateliers, déclarées comme formation, les stages plus formels, ou même les animations (style après midi ateliers de CANOPE) on ne peut que s’interroger sur le sens du mot formation et sur la dissonance entre ce que ceux qui l’organisent proposent et ceux qui sont censés se former déclarent. Une des évolutions récentes concerne les formations en établissement qui se veulent plus proches des besoins. Mais là encore, il faut interroger ce que sont ces « interventions » et leurs effets formatifs… On y retrouve souvent d’une part l’injonction institutionnelle par la parole d’un membre de la hiérarchie académique et, d’autre part, l’injonction technicienne d’un spécialiste de tel ou tel logiciel, matériel, etc. Dans les deux cas, la formation est d’abord une sorte de moment (parfois spectaculaire), mais dont l’effet reste à démontrer (celui qui écrit ces lignes a été formateur pendant trente-cinq ans).
La formation, une affaire de pairs ?
Dépasser ces discours et ces modalités d’action est désormais indispensable. La crise sanitaire a clairement mis en évidence la capacité d’adaptation de la plupart des enseignants et donc leurs capacités à trouver, par eux-mêmes les moyens de se former. Cela démontre une nouvelle fois que le modèle ancien de formation est « à l’envers » et qu’il est grand temps de le « renverser » et probablement de le remettre « à l’endroit ». Pour le dire autrement, la formation part d’abord des personnes qui se forment ! Même si l’institution, la hiérarchie veut faire passer ses souhaits de « trans-formation », elle ne peut y parvenir sans que les intéressés s’y engagent autrement qu’en y participant. Le modèle descendant qui inspire souvent les décisions politiques de formation ne fonctionne pas réellement. L’institution cherche surtout à « imposer » ses directives et pour ce faire s’appuie sur l’armée d’intermédiaires dont elle dispose et qu’elle gère. D’ailleurs en mars 2020, le ministre de l’Éducation répondait, à propos de Canopé, que sa mission d’opérateur s’orienterait vers la formation des enseignants et donc délaisserait les ressources pédagogiques. Opérateur de l’État, Canopé se situerait à côté des missions académiques de formation (DAFPEN), on peut s’interroger sur les modèles de formation qui pourraient ainsi émerger. C’est bien sûr s’interroger sur le rôle des inspections dans ce travail de courroie de transmission des directives officielles et donc dans le processus de « trans-formation » des acteurs de terrain.
Dès les premiers temps de la mise en réseau informatique et Internet, les enseignants se sont regroupés en « listes de diffusion » et autres « sites personnels », continuant ainsi l’action des associations pré-existantes et en générant de nouvelles. À plusieurs reprises nous avons signalé la dimension formative de ces espaces d’échanges et de partage. Nous vous invitons à relire ce document coordonné par B Charlier et A Daele intitulé : « Les communautés délocalisées d’enseignants » publié en 2002 et auxquels nous avions participé (F Jarraud, B Devauchelle). On y trouve l’expression de cette évolution qui se confirme depuis : l’accès aux ressources numériques est d’abord une affaire de communauté de pairs. On retrouve d’ailleurs cette dimension dans les enquêtes qui sont menées : auto-formation et formation par les pairs sont les sources principales de la formation, ou pour le dire plus exactement sources de développement personnel/professionnel. Car il faudra bien en arriver à supprimer ce terme pour les humains tant il est faux, méprisant, presque un oxymore. D’ailleurs ceux qui deviennent formateurs devraient y réfléchir… et repenser leur propre posture. Ayant observé quelques-uns d’entre eux (moi-même y compris), je me suis souvent aperçu qu’il y avait souvent un détournement, une inversion même : finalement, c’est au formateur que ça profite le plus… soit parce qu’il enrichit son ego, soit parce qu’il joue à « l’éponge » : on le presse de transmettre, il s’empresse, quand on relâche l’éponge, d’aspirer ce que les stagiaires lui apportent… pour élargir ses champs de compétence. Car le formateur apprend beaucoup de ses stagiaires, parfois plus qu’eux.
L’institution contre la formation ?
La philosophie du partage est celle qui est portée initialement dans l’utopie numérique (Fred Turner, C&F éditions). C’est celle qui traverse tous, ou presque, les participants à ces réseaux anciens et plus récents. Cela suppose d’abord de ne pas « garder pour soi » ce que l’on pense avoir acquis. C’est en cela qu’à l’intérieur d’une équipe pédagogique, il est intéressant de favoriser les échanges, les partages. Au coeur des établissements (ou en proximité pour le primaire) il y a bien ces enseignants en charge du numérique pédagogique. Sont-ils vraiment formateurs ? Les ERUN et RUPN devraient être autrement reconnus que par une indemnité, mais bien dans leur identité professionnelle. De la même manière comment l’institution peut-elle valoriser l’autoformation, la co-formation, la participation active à des réseaux « constructifs » ? À ce jour, l’institution préfère les chiffres bruts : combien de journées, combien de personnes, quelles durées de formation. Les contenus, l’efficacité, la pertinence, le transfert ou la transposition en contexte l’intéressent peu : elle n’est pas facile à mesurer, elle ne fait pas des chiffres montrables…
L’autre philosophie sous-jacente pourrait être celle de la « construction de soi ». Des chercheurs comme Gaston Pineau ou encore Jean Pierre Boutinet ont su montrer combien cette dynamique pouvait être vive dans le développement personnel. De même Albert Bandura avec le « sentiment d’efficacité personnelle » a su mettre à jour des pistes prometteuses pour trans-former les humains sans passer par la « formation ». On s’interroge sur le poids institutionnel qui pèse sur la formation. Le développement du numérique a bousculé de nombreuses frontières, celle de la formation n’y échappe pas. Malgré des tentatives (parfois maladroites) du côté de la distance ou de l’hybridation, on ne voit pas encore apparaître de véritables changements. Pourtant, il est plus que temps que l’on repense, dans la suite de tous les travaux sur l’alternance, le développement personnel, l’autoformation, les réseaux d’entr’aide, de repenser ce que l’on a nommé formation, mais qui en réalité souvent se rêve secrètement en formatage des esprits : un peu à la manière dont à la fin du XIXè siècle on envisageait l’instituteur, dévoyant ainsi l’idée fondatrice de Condorcet reprise au XXè siècle par Joffre Dumazedier.
Bruno Devauchelle