« Depuis plusieurs années, je suis frappée de voir, dans les classes, de plus en plus de moments où les enjeux d’apprentissage ne sont pas faciles à identifier, où on ne sait pas exactement ce qu’on est en train de faire : diagnostic, entraînement, enseignement, consolidation, retours en arrière. On est dans un temps indifférencié ». Ces pratiques ne sont pas spécifiques à telle personne, mais correspondent à des « manières de faire » fréquentes dans les classes.Avec le développement de la scolarisation, les élèves semblent aux enseignants plus familiers avec la culture de l’écrit. Or, la production langagière des enseignants sollicite, met en situation ses élèves sans avoir forcément conscience que certaines tâches reposent sur des implicites, une familiarité avec une culture écrite, dès la maternelle. Ces modes de pensée, ces rapports au monde ne vont pas de soi, même pour faire des mots croisés au CP : on reconnait la forme, mais pas forcément ce qu’il y a derrière, comme activité cognitive mobilisable… Rares sont les enseignants qui verbalisent à voix haute ce qu’est un « mot croisé ». On peut laisser s’installer des malentendus sans recevoir en retour des mines effarées d’élèves qui manifestent leur incompréhension : ça rend le travail des enseignants beaucoup plus difficile, parce que « la classe continue comme si de rien n’était ». On peut présupposer des acquis qui ne sont pas là, pour certains élèves. On fait la classe pour ceux qui sont « moyens », pas ceux qui ont le plus besoin de nous.
Il faut oser dire qu’il y a eu, en quelques décennies, une grande élévation de l’exigence qu’on attend des élèves. Et comme ils n’y arrivent pas, il arrive qu’on n’en fasse pas grand chose, qu’on se rabatte sur du facile.
Imaginons un enseignant de grande section qui réunit sa classe pour faire l’appel, qui est en réalité un moment pour compter ses élèves. Derrière ce « rituel », nombre d’enseignants ne mettent pas la même signification : pour certains, on y apprend à dénombrer, voir à compter. Or, la fonction de ce moment tient plus dans ce qu’elle a de symbolique, parce que chacun peut être représenté par sa photo, parce qu’il institue qu’on va « faire classe » tous ensemble… D’une classe à l’autre, on voit qu’il suffit de changements microscopiques pour que le sens cognitif de la situation change. Les enseignants manquent de collectif pour se dire « mais toi, finalement, ce moment là, tu le fais comment, précisément ? ». On n’a plus conscience que les « manières de faire » de chaque enseignant modifient l’activité. C’est rituel, c’est tout.
Evidemment, il serait impossible de faire ça en permanence, sous peine de ne plus pouvoir faire classe. Mais une fois de temps en temps…
Pour les élèves, construire cette conscience de l’écart entre la langue de l’Ecole et la langue de la vie, c’est comprendre qu’elle sert à quelque chose de spéficique : construire l’activité intellectuelle (« pour faire, il faut avoir des mots »). C’est leur donner enfin le moyen de comprendre « ce qu’il y avait à apprendre là-dedans » : le fait qu’on ne fait pas ça juste pour faire joli ou pour porter le collier en rentrant à la maison…
Interroger l’engouement pour les cours dialoguésQuand on regarde les référentiels de coméptences, on voit qu’on évalue le résultat de ce que les élèves ont été capables de faire. Mais l’évaluation ne dit rien de ce qu’il leur a fallu construire, puis mobiliser pour pouvoir « faire ». On ne peut pas nommer facilement « ce qu’il faut pour être capable de… ». Si on ne verbalise plus dans la « langue scolaire », on ne construit pas de ressources linguistiques pour penser ce qu’ils font, utiliser le langage pour travailler. Pourtant, on voit de plus en plus de « cours dialogués ». Mais là encore, aucune classe ne ressemble à une autre au-delà du cadre général (l’enseignant interpelle la classe pour échanger). Pourtant, l’utilisation que fait l’enseignant de la langue est très différent :
– questions/réponses sur la vie quotidienne, l’identification d’une lettre, un avis…
– échanges à valeur cognitive : le savoir se construit à travers l’échange.
– moments d’échanges conversationnels, au motif qu’il faudrait « développer les échanges communicationnels » dans le groupe, comme les ouvriers d’aujourd’hui qui ne sont plus interdits de parole, dans lesquels on n’ose plus forcément « corriger » les discours, où chacun serait à égalité. On risque alors d’être pilotés par l’association d’idée, les parenthèses successives qui vont faire perdre le fil de l’objet d’apprentissage visé.
Selon les styles d’enseignants, la répartition entre ces différents types d’échanges dans la classe est très variable. Parfois, la tâche prend le pas sur le sens de la tâche, les échanges cognitifs deviennent rares, parce qu’ils imposent que l’enseignant accepte d’utiliser la langue de l’Ecole, pas la langue quotidienne : oser décortiquer les implicites, faire imaginer des choses avec le langage, apporter des mots précis qui permettent d’explore run monde qu’on n’a pas sous les yeux, comme une sorte de pont entre l’écrit et l’oral quotidien, qui permet aux élèves de construire un sens que le texte seul ne permet pas… On est loin de « trouver la bonne réponse à une question ».
|