Dans notre classe de CM2, le texte libre occupe une place centrale. En début d’année, l’écriture est guidée : les enfants écrivent au même moment ; l’entraide est de mise pour que chacun.e puisse se lancer. Au fil des semaines, et avec la mise en place du plan de travail personnalisé, les textes s’écrivent au gré des envies. Les enfants écrivent, seuls ou à deux, des contes, des récits de films ou de séries, des aventures inspirées de mangas ou de jeux vidéo, des dialogues entre mère et fille, des cadavres exquis, des poèmes, et j’en oublie. Les textes peuvent être lus à la classe, publiés dans le journal de classe ou encore envoyés aux correspondant.e.s. Chaque semaine, nous nous penchons sur le texte d’un enfant pour l’aider à l’enrichir. Je suis convaincue que réfléchir ensemble sur les textes de camarades contribue à enrichir la pratique personnelle.
Certain.e.s écrivent pour elles/eux-mêmes. Dernièrement, K est venu me demander un cahier « pour écrire dedans, ça [le] calme ». Un matin, Jade nous annonce qu’elle va nous lire un texte qu’elle a écrit chez elle.
L’histoire de ma grand-mère Saliha.
« Ma grand-mère est née en 1943 en Algérie française. Je dis « française » car à l’époque l’Algérie est une colonie depuis 1830. En novembre 1954, commence une guerre d’indépendance. Ma grand-mère a alors 11 ans, elle vit à la campagne, elle est bergère. Elle assiste très vite à des scènes violentes et difficiles. Les contrôles d’identité sont fréquents pour arrêter les rebelles.
A l’été 1955, on entend dans le village que plusieurs personnes ont été arrêtées à un barrage par des soldats français. Mon arrière-grand-mère se rend compte que mon arrière-grand-père est parti sans sa pièce d’identité. Ma grand-mère récupère la carte de son père et court au plus vite. Elle court au plus vite, elle court de toutes ses forces, elle prend des raccourcis à travers les champs. Elle court tellement, tellement, qu’elle a le goût du sang dans sa gorge. Elle court toujours, le trajet lui semble long, le temps aussi.
Elle les aperçoit enfin. Elle se met à hurler : «carte d’identité, carte d’identité». Elle arrive à bout de souffle à leur niveau et tend la carte en tombant à genoux. Le soldat lui arrache des mains. Il la regarde, il contrôle la carte. Son regard va de la carte à mon arrière-grand-père. Le soldat dit enfin : « c’est bon et tu peux remercier ta fille ». Mon arrière-grand-père prit ma grand-mère dans ses bras et l’embrassa.
Ma grand-mère raconte souvent cette histoire qui l’a beaucoup marquée parce qu’elle a eu très peur. Elle nous rappelle souvent que l’amour, mais aussi l’instinct de survie, nous poussent à être plus forts. »
S’ensuivent les traditionnelles questions et remarques.
A : C’est l’histoire vraie de ta grand-mère ?
Jade : Oui.
A : Je suis sceptique.
moi : Pourquoi es-tu sceptique ?
A : Ça m’a l’air d’une histoire inventée.
moi : Les acteurs et les actrices de l’Histoire sont dans la population, dans nos familles. Nous pouvons faire vivre leurs souvenirs, par l’écrit comme l’a fait Jade ou par d’autres moyens d’expression.
K : Comment tu as eu l’idée d’écrire ce texte ?
Jade : Ma grand-mère, qui a aujourd’hui 77 ans et vit en Algérie, raconte souvent cette histoire. Le week-end dernier, ma mère et mon oncle me l’ont racontée. Ma mère m’a donné l’idée de l’écrire.
A : Je suis sceptique.
moi : Nous étions à la recherche d’un texte libre pour notre journal de classe. Jade, serais-tu d’accord pour qu’on publie ton texte ? Qui se propose pour l’illustrer ? Pour ce qui est de la Guerre d’Algérie, vous pouvez compter sur moi pour en reparler ensemble avant la fin de l’année !
(Et dire qu’en tant qu’élève, j’ai attendu la fin de la terminale pour qu’on évoque cette période de l’histoire en classe…)
Estelle Lesbec
Pour aller plus loin
Une question
Qu’apporte l’écriture de textes libres par rapport à la technique assez pratiquée du « jogging d’écriture » ?