Alors que le Sénat vient de creuser le fossé entre l’école et les mamans des quartiers, Chloé Riban, docteure et ATER à Rennes 2, publie une thèse qu’on a envie de faire découvrir aux sénateurs mais aussi aux enseignants des quartiers. Chloé Riban nous invite à découvrir la réalité de leur vie et de leur rapport à l’école. Elle nous montre leurs stratégies de femmes dans un quotidien très encadrant. Leur rapport à l’école est fait d’espoirs pour leurs enfants, de soumission aux injonctions scolaires, de ruses aussi, et surtout de malentendus. Mais il est aussi pris dans la toile d’araignée des relations familiale et conjugale, des solidarités, des brisures de vie et des blessures qui pèsent sur la vie quotidienne.
Comment avez vous travaillé pour votre thèse ?
J’ai mené un travail ethnographique. J’ai enquêté dans un quartier de la politique de la ville et j’ai essayé de me rapprocher des familles. Pour cela j’ai fait de l’accompagnement à la scolarité au centre social du quartier. Et j’ai travaillé avec l’AFEV pour rencontrer des parents que l’on voit peu à l’école. D’autre part j’ai enquêté dans 3 écoles et deux collèges de l’éducation prioritaire du même quartier. J’ai participé à des dispositifs mis en place pour faire venir les parents à l’école somme des Cafés des parents et des « classes ouvertes ». Ainsi j’ai rencontré une quarantaine de familles et et mené des entretiens avec 34 parents, essentiellement des femmes.
Ces femmes précaires et d’origine étrangère ont quelles attentes de l’école ?
Elles ont de grandes attentes. Elles désirent que leurs enfants puissent réussir par le biais de l’école et en particulier qu’ils ne vivent pas la vie qu’elles mêmes vivent. Leurs attentes sont donc de l’ascension sociale par des études longues synonymes pour elles d’un bagage. Elles mettent ces espoirs en lien avec l’assignation identitaire qu’elles subissent dans l’espace public. Avoir un bagage signifie pour elles contrer les effets du racisme pour leurs enfants.
Quels rapports ont-elles avec les enseignants ?
Cela dépend beaucoup des mères. Certaines fréquentent les dispositifs et sont dans un rapport proche avec les enseignants. D’autres viennent peu ou pas à l’école. Et là aussi il y a des affects comme la peur d’être jugée. Il y a toujours du respect pour les enseignants mais aussi des malentendus qui donnent un sentiment d’éloignement.
Par exemple dans une famille où la mère ne parle pas très bien français les conseils répétés d’un enseignant pour que son enfant consulte un orthophoniste a été mal compris. La mère a compris qu’il s’agissait d’un psychologue , ce qu’elle refusait. Cette confusion fait que la mère n’a pas mis en place ce que l’enseignant demandait. Elle reprochait à la maitresse de ne pas lui parler de son enfant mais que de l’orthophoniste. Le dialogue était difficile. A un moment elle s’est décidée d’appeler pour avoir un rendez vous avec un orthophoniste. Et on lui a dit qu’il y a des mois d’attente. Cette situation crée un double malentendu. Coté école le sentiment que les parents ne font pas le nécessaire. Coté parents de l’incompréhension.
Comment voyez vous l’attitude des enseignants envers ces mères ?
Les enseignants sont conscients des difficultés sociales et matérielles des parents. Il n’y a pas de déni sur ce point. Mais cette conscience et même cette compassion n’entraine pas de modification des attentes à l’égard des parents. Beaucoup d’enseignants disent : « on sait que les parents ne parlent pas bien français et sont très occupés mais il devraient quand même faire réciter la leçon même s’ils ne la comprennent pas. Ou aider l’enfant à faire son cartable même s’ils ne peuvent pas lire l’emploi du temps ». C’est paradoxal.
Comment les mères réagissent-elles ? Comment suivent-elles le travail scolaire de leur enfant ?
Elles se préoccupent vraiment pour la scolarité de leur enfant. Mais cela prend des formes diverses et c’est là que naissent des malentendus. Pour certaines mères encourager son enfant ça passe par mettre de l’argent de coté ou qu’il soit délégué de classe. Ca ne prend pas la forme attendue par l’école comme le suivi des devoirs ou l’encadrement du temps de l’enfant.
Il y a aussi des mères qui investissent beaucoup la vie de l’école, accompagnent les sorties scolaires, passent des heures à préparer et vendre des plats au bénéfice de l’école. Certaines délèguent à des structures de quartier ou à la solidarité familiales.
Leur précarité influe sur le suivi scolaire des enfants ?
C’est ce que j’essaie de montrer dans ma thèse. Elle parle de « l’interdépendance des sphères d’expérience » des mères. Je montre que le quotidien des mères alors qu’elles sont femmes au foyer est très occupé. On pourrait penser qu’elles ont du temps pour accompagner les sorties ou aider. Mais elles sont prises dans un continuum de travail du care. Elles sont mobilisées pour les solidarités familiales et prennent en charge beaucoup de choses à la maison.
Mon hypothèse c’est que la précarité matérielle et sociale et les ruptures biographiques, au moment de la migration ou dans leur relation conjugale, créent une toile de fond du quotidien dans laquelle s’inscrit le rapport à l’école. Je montre qu’on peut comprendre le rapport des ces mères à l’école que si on prend en compte leur vie quotidienne et leur parcours.
Vous dressez des portraits. Vous montrez à la fois de la soumission chez ces femmes envers l’école mais aussi de l’évitement et une recherche de dignité. Il y a tout cela ?
C’est une des vertus d’une approche ethnographique de le montrer. J’ai observé les cafés des parents, la classe ouverte qui sont des temps où les mères sont à la fois dépositrices des préconisations de l’école , avec des recommandations douces des enseignants quand à la manière de prendre soin de l’enfant, et des moments de réinterprétation et de détournement de ces temps par ces femmes. Elles se retrouvent entre femmes et ça compte dans le fait qu’elles viennent. Ce sont des moments importants d’un quotidien enfermant.
Un autre coté c’est aussi la valorisation des mères qui participent aux projets par les enseignants. Elles sont reconnues pour ce qu’elles font mais aussi pour ce qu’elles sont.
Mais le regard posé sur elle peut aussi être déficitaire. Parce qu’elles sont perçues comme d’origine étrangère il va souvent y avoir une forme de discrédit de leur autorité. Dans l’institution scolaire elles sont interpellées pour faire un gateau ou accompagner une sortie. Mais quand il y a un problème ou une décision à prendre les enseignants se tournent vers le père. Comme si elles n’étaient pas compétentes pour ces situations. Cela a un effet sur l’image que les mères ont d’elles mêmes et sur le message envoyé aux enfants.
Les débats actuels touchent ces femmes ?
La question des accompagnatrices ne se posait pas dans les écoles que j’ai vues. Mais toutes les mères me parlent du racisme qu’elles subissent, des insultes, du sentiment d’être malmenées.
Qu’apporte votre travail aux enseignants ?
Ce qu’il apporte c’est l’idée que les parents doivent être compris dans leur trajectoire générale. Il faut les situer dans leur contexte. La thèse montre que ces parents ne sont pas démissionnaires mais aux prises avec un ensemble de vecteurs qui les tiennent éloignés de l’école par des éléments de leur histoire personnelle et de leur vie quotidienne. Il faut resituer leur relation à l’école dans son contexte global.
Souvent on invisibilise la question du genre dans la relation à l’école. Or l’injonction du suivi de l’enfant pèse sur les femmes. Et elle revient souvent à charger une barque déjà bien pleine.
Propos recueillis par François Jarraud