Alors que la situation sanitaire continue d’être incertaine, le monde scolaire est toujours confronté à la question de la continuité pédagogique. Certes, le ministère fait tout pour éviter une fermeture des établissements scolaires et donc permet de ne pas utiliser vraiment ces ENT, autrement que pour des services utilitaires. Toutefois il semble que le confinement ait produit un électrochoc chez certains enseignants et certains parents. Ils existent ! Passés les premiers temps de la saturation qui ont dissuadé nombre d’utilisateurs au début du confinement, les entreprises et institutions du secteur ont su répondre à la demande. Mais là encore un deuxième obstacle s’est révélé plus important qu’il n’y paraît : la perte des identifiants et des mots de passe. Ce dernier point semble être celui qui amène le plus les parents à questionner l’établissement, en particulier ceux qui sont le plus en difficulté avec le numérique. Or c’est un incontournable du monde numérique et de la protection personnelle des données. Et on sait que c’est souvent le talon d’Achille de la sécurité et de la confidentialité.
Des usages limités
Une fois passée cette barrière, ce sont les services proposés qui sont au premier rang des préoccupations des utilisateurs. Entre les enseignants, les élèves, les parents, les directions d’établissement (et CPE), les collectivités, le ministère de l’Éducation et les entreprises qui conçoivent et gèrent ces outils, les besoins ne sont pas les mêmes. C’est pourquoi les services proposés varient (le cadre du SDET n’est pas une réglementation) selon les solutions mises en place. Les principaux utilisateurs, enseignants, élèves et parents, sont alors mis dans une situation relationnelle à construire. Ainsi, dans les écoles primaires, encore peu dotées d’ENT, il y a beaucoup de difficultés aussi bien du côté des parents que de celui des enseignants. La proximité géographique et physique entre les établissements et leurs élèves est préférée à une médiation technique. Au fur et à mesure de la scolarité, la proximité humaine se transforme. Il y a longtemps que l’on constate une forme de « désaffection » de l’école de la part d’un nombre important de parents. Plus on avance dans la scolarité, moins les parents participent activement à l’établissement, sa vie. Il faut bien sûr moduler cette analyse, car la relation avec l’école est en réalité très inégale, mais on observe que les familles les plus défavorisées sont celles qui abandonnent le plus vite la relation physique, et ils ne la remplacent pas par les liens numériques. Alors que depuis 2002 le ministère de l’Éducation a tenté d’accélérer une politique d’ouverture aux parents, la réalité est que les textes et les manières de faire ont peu évolué à ce jour. Entre-temps les ENT sont arrivés, tentant de se situer comme substitut partiel à ces absences. L’analyse des utilisations des ENT et en particulier de leurs parties consacrées à la vie scolaire, on constate que les notes et les absences sont les plus consultées, désormais concurrencées par le cahier de textes numérique qui, imposé en 2010, a de plus en plus sa place dans le paysage. Le confinement a d’ailleurs démontré son utilité…
Il y a aussi les remplaçants, ces autres outils qui ont été et sont encore utilisés pour suppléer les ENT. De la messagerie électronique à des padlets en passant par des groupes Facebook ou Whatsapp ou encore des espaces proposés par différentes entreprises, chacun a essayé de trouver un moyen de communiquer et de partager. Et c’est là un des grands acquis de cette période difficile : volonté de garder du lien, volonté d’accueillir, volonté de faire progresser. Cela est d’abord constaté du côté de la très grande majorité des enseignants, en particulier à l’école primaire. Par contre, les familles se sont retrouvées en grande difficulté, car il a manqué cet accompagnement personnalisé dont elles auraient eu besoin. Elles ont souvent été déstabilisées par les premiers temps du confinement qui ont ressemblé à un patchwork de solutions, mais aussi des propositions de travail. Car ce qui a manqué au début du confinement, c’était un véritable travail d’équipe au sein des établissements. Et les ENT en ont été en quelque sorte les victimes symboliques…
Quel avenir pour les ENT ?
Comment envisager l’avenir des ENT ? La brique la plus importante qui est défaillante est la brique pédagogique. D’une part, les ENT offrent des possibilités très inégales dans le domaine des services pédagogiques, se contentant parfois d’un habillage d’outils qui ne sont pas spécifiquement liés à l’enseignement ou à des activités favorisant l’apprentissage. D’autre part, les ENT sont utilisés surtout pour ce qui concerne une sorte de « consumérisme scolaire », certains produits de vie scolaire étant confondus avec les ENT (cf. des propos recueillis sur Pronote). Ce déséquilibre aurait pu être combattu pendant la période de fermeture des établissements scolaires, du fait des besoins pédagogiques réels. Mais, finalement, la visioconférence tout comme la classe à la maison ou encore Lumni ont été simplement des substituts et surtout ont fait faire l’économie d’une ingénierie pédagogique adaptée. Certes, il faut reconnaître que la soudaineté de la situation n’a pas permis celle-ci. Mais on remarque qu’un an après les choses n’ont pas évolué : on retrouve une volonté d’équiper, de fournir des ressources et de former les acteurs, comme depuis cinquante années. Mais on n’a pas encore vu émerger de manière massive une réflexion sur les nouvelles formes d’apprendre et d’enseigner qu’il faudrait chercher à développer.
La politique ministérielle est d’abord technique et pas pédagogique. C’est son insuffisance principale. En se portant garant de la liberté pédagogique, il prend le risque de se débarrasser d’une question qui le gêne probablement beaucoup plus qu’on ne le pense. Dans certaines régions, il semble bien qu’il y ait aussi une « guerre des ENT », entraînant la disparition de certaines solutions au profit d’autres. On peut s’interroger sur les logiques sous-jacentes à ces renouvellements et changements d’ENT qui peuvent s’avérer générateurs de difficultés aussi bien du côté des collectivités que de celle des utilisateurs. Il faut dire aussi que les discours scientifiques sur l’éducation ont basculé dans le camp de l’instrumentation technique, fondée sur des approches principalement expérimentalistes (au sens de Claude Bernard). La pédagogie est aujourd’hui la grande perdante de toute cette époque récente. Il est temps de proposer qu’au-delà des phénomènes de mode comme celui de la classe inversée, mais plus encore le retour de l’idée de Maria Montessori, il y ait une véritable réflexion sur une pédagogie qui serait issue de cette déstabilisation : désormais, l’absence et la distance sont entrées dans l’école. Apprenons à les prendre en compte pour inventer ce que sera l’apprendre de demain, avec ou sans ENT.
Bruno Devauchelle