Pour s’approprier des œuvres patrimoniales, faut-il en oser l’actualisation ? Transformer le cours de français en agence de casting : voilà par exemple la proposition singulière de Séverine Tailhandier au lycée Mathias de Chalon-sur-Saône. Dans le cadre de l’étude du roman « La princesse de Clèves », ses 1ères technologiques ont été invité.es à choisir acteurs, chanteurs ou proches pour en incarner les personnages principaux, dont ils avaient auparavant dégagé les caractéristiques. L’activité, simple et transférable, apparait fort bénéfique : « cette mise en représentation, actualisée et motivante, semble donner sens à la lecture, en liant apprentissage et plaisir de lire. »
Dans quel contexte avez-vous mené cette activité ?
Enseignant auprès d’élèves de première au lycée Mathias de Chalon sur Saône, j’ai souhaité depuis septembre 2020 mettre en place auprès de deux classes de première technologique une entrée dans les œuvres qui parte de représentations mentales des personnages. J’avais pu observer dans le cadre d’autres expérimentations, le lien entre lecture subjective, et l’intérêt voire le plaisir de lire croissant des élèves, mais aussi la mémorisation des scènes lues à partir de ce lien.
L’activité a amené les élèves à travailler leur représentation de personnages de roman : en quoi a-t-elle consisté ?
Lors de l’entrée dans l’univers de La Princesse de Clèves, j’ai cherché à favoriser la mobilisation des élèves à partir de l’inscription dans la fiction littéraire de portraits d’acteurs, de chanteurs ou de proches (amis, famille) que choisirait chaque élève : après un repérage de certaines caractéristiques physiques des trois personnages principaux, les élèves ont pu coller images, portraits photos, ou encore dessiner le visage qu’ils entendaient donner à Melle de Chartres, au Prince de Clèves et au duc de Nemours. Une seule règle : respecter les droits de l’auteur (ne pas aller contre ce que décrit explicitement le texte), tout en profitant ainsi de sa liberté de sujet lecteur pour choisir les personnes de son choix.
Quels ont été les choix des élèves ?
Les résultats furent des plus variés, allant de reprises de l’actrice incarnant le rôle, Marina Vlady, à l’actrice Blake Lively, à la chanteuse Angèle, Louane, pour la princesse, lorsque le beau Nemours a pris les traits de Ed Westwick, Jonathan Bailey voire de petits amis non désignés, et que le Prince de Clèves se « transformait » en Hugh Grant par exemple.
Comment ce travail d’appropriation a-t-il été prolongé ?
La lecture de l’œuvre, alternant lecture suivie, analyse plus ciblée ou lecture en autonomie, a ensuite donné lieu pour certains élèves à la construction d’un véritable univers réinventé, dans lequel les élèves prenaient partie pour tel personnage, se prenaient d’affection pour d’autres, mais surtout, où ils avaient envie de lire la suite : plusieurs m’ont dit » avoir l’impression de suivre une série Netflix », d’éprouver la même impatience et le même intérêt, car ils s’imaginaient mieux chaque personnage mis en scène. C’est la raison pour laquelle il fut aussi proposé de dessiner ou de créer des montages par collage des scènes qui étaient étudiées plus précisément, ce qui a donné lieu à une sorte de storyboard en fin de lecture.
Quel bilan tirez-vous d’une telle activité ?
Le bilan de cette approche de l’œuvre fut positif, mais il a aussi permis de confirmer une nouvelle fois l’intérêt de la mise en représentation mentale auprès des élèves de niveaux pourtant très hétérogènes. Des questions liées à la lecture dite subjective, posées lors des séances de lecture, ont renforcé ce lien avec ces personnages devenus les acteurs de leur lecture, à plus d’un titre : « à ton avis, que peut ressentir tel personnage ? Et toi, que ferais tu à la place de… ? » Ces stratégies de lecture subjective, sur lesquelles nous travaillons actuellement dans le cadre de travaux de recherche en didactique, nous ont montré l’intérêt qu’elles avaient plus encore lorsqu’elles étaient reliées à la mise en représentation mentale. Ainsi, sur les 54 élèves concernés, 90% ont affirmé avoir aimé lire l’œuvre, non pas parce qu’ils ont aimé l’histoire, mais parce qu’ils avaient « l’impression qu’elle prenait vie dans [leur] imaginaire », qu’elle les aidait à « comprendre l’évolution des personnages », et à « se souvenir » de ce qu’ils avaient lu. Une évaluation finale nous a permis de confirmer la mémorisation fine et effective des lectures de cette œuvre de Madame de Lafayette.
Et quel enseignement en tirez-vous ?
Si l’intégration de stratégies issues de la lecture subjective trouve aujourd’hui plus de place dans la seconde partie de l’oral de l’EAF, nous ne pouvons qu’encourager cette approche au fil de chaque cycle, et inciter à l’articuler avec cette mise en représentation actualisée et motivante, qui semble donner sens à la lecture, en liant apprentissage et plaisir de lire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Séverine Tailhandier dans Le Café pédagogique :
A venir le 14 avril : rencontre-débat de l’AFEF « À quoi ça sert de lire ça ? » ou comment « faire entrer » les élèves dans les œuvres littéraires – la lecture actualisante