Le monde scolaire ne peut échapper à cette question : faut-il renouveler si fréquemment les matériels, les logiciels, les infrastructures numériques ? Au-delà, l’empreinte du numérique sur notre environnement en regard de son empreinte sur notre vie sociale est un sujet de préoccupation dont l’ARCEP s’est saisie et a publié, « Pour un numérique soutenable » un document important sous-titré : « Rapport d’étape, synthèse de la plateforme de travail et 11 propositions de l’Arcep pour conjuguer développement des usages et réduction de l’empreinte environnementale du numérique ». Bien sûr, dans ce contexte, le monde scolaire doit non seulement s’interroger sur la place à donner au numérique, dans quelles conditions, mais aussi s’interroger sur la dimension éducative qui devrait être associée et donc intégrée au travail avec les élèves. Comment amener les élèves à comprendre l’effet de ces moyens numériques sur leur environnement alors qu’ils n’en perçoivent directement qu’une infime partie ?
Depuis près de cinquante années, l’équipement informatique des écoles n’a cessé de se déployer que ce soit à l’initiative des pouvoirs publics ou des équipes éducatives et parfois sous l’effet de pressions extérieures (médias, marchands, familles). Au cours de toutes ces années, le leitmotiv de l’évolution rapide des techniques a eu deux effets : d’une part, un rapide renouvellement des équipements, d’autre part, un sentiment de nécessité de devoir suivre ces évolutions, en faisant une évidence, un allant de soi non discutable. Si la question de l’obsolescence programmée a été mise en avant (trop) récemment, elle est inscrite dans les fondamentaux de l’informatique : toujours plus petit, toujours plus vite, toujours plus intégré. Entre un nouveau système d’exploitation (mais souvent une simple mise à jour), le besoin de logiciels de plus en plus gourmands, l’augmentation de la mémoire de travail et de la mémoire de stockage (de la disquette de 160Ko au disque dur portable de 5 teraoctets), l’amélioration des performances audiovisuelles, etc. la nécessité d’améliorer la performance des systèmes informatiques amène à un renouvellement rapide (cinq ans, puis trois ans, voire deux ans pour les smartphones). Le prix à payer pour ces renouvellements est double, d’une part acquérir des nouveaux équipements d’autre part éliminer les matériels remplacés.
Certains militants ont très tôt proposé des solutions alternatives (mais parfois imparfaites), mais rien n’y fait. Une sorte de machine infernale est engagée depuis longtemps dans un développement systématique qui ne se préoccupe pas de ce qui se passe « après ». C’est une tendance lourde qui n’est pas du seul fait de l’informatique, mais qui relève plus généralement d’un projet de société fondé sur le progrès technique constant. Dans le monde scolaire, ces évolutions sont difficilement suivies pour plusieurs raisons : le coût d’abord, mais aussi la maintenance, la formation des utilisateurs, les transformations des infrastructures (avec l’arrivée d’Internet entre autres). L’école est pourtant souvent disqualifiée aux yeux des élèves mêmes, la jugeant souvent ringarde. L’État, relayé par les collectivités territoriales, a-t-il évoqué le problème ? Que l’ARCEP ou le Sénat se préoccupent, en 2020, de ces questions montre que le retard est grand dans la réflexion d’abord, dans l’action ensuite.
Le principe sur lequel repose le rapport de l’ARCEP est le suivant : « Tout l’enjeu est de combiner le développement du numérique selon les besoins de la société et de l’économie avec une nouvelle exigence environnementale ». Dans ce rapport, comme dans celui du Sénat, on constate un élargissement de la problématique qui ne se limite pas aux équipements, mais qui s’oriente aussi vers des questions d’humanité comme celle-ci : « Comment faire vivre soutenabilité du numérique et liberté de l’utilisateur ? ». Autrement dit on se trouve devant un questionnement qui est désormais aussi de l’ordre du politique, de l’économique et du philosophique (rappelons ici la nécessaire lecture des travaux de Jacques Ellul).
À l’école, au collège, au lycée, la question doit être posée. Les détracteurs du numérique scolaire pourront y voir un signe encourageant pour leurs thèses. Qu’ils le veuillent ou non, et on le constate, le taux d’équipements personnels en matériels informatiques est désormais proche des 99% dans la population, avec des différences significatives, des inégalités importantes. Mais il est difficile d’imaginer, comme jadis pour la télévision, que la question puisse rester en dehors de l’école si elle prétend former des citoyens. Reste une question essentielle : alors que l’équipement personnel est largement supérieur en nombre à celui de la plupart des établissements, faut-il choisir de s’en passer au nom d’un contrôle du numérique ou au contraire l’encourager au risque de renforcer des consommations sans contrôle ? On voit bien l’importance de sensibiliser aussi les jeunes et les familles aux conséquences de ces pratiques. Car si le numérique, c’est d’abord des équipements visibles, c’est aussi et surtout des consommations multiformes et des pratiques qui génèrent, sans s’en rendre compte de manière tangible, des conséquences plus globales en particulier pour l’énergie et l’environnement.
La prise de conscience suffira-t-elle à infléchir des politiques de renouvellement (trois ans pour les ordinateurs, deux ans pour les smartphones, dans la plupart des cas) qui sont popularisées et largement diffusées dans le grand public. Si l’éducation à un rôle à jouer, elle doit commencer par des comportements responsables de la part des adultes, des décideurs, des cadres. Il faudra, bien sûr, interpeler les entreprises du secteur numérique afin, qu’elles aussi, prennent des mesures pour transformer le modèle économique mis en place et qui ne tient que très peu compte des conséquences de ces manières de faire.
Chaque enseignant, chaque personnel de direction, chaque élève, tous doivent prendre conscience de ce problème et agir en conséquence. Pour l’instant, les politiques d’équipements semblent se multiplier (Territoires numériques…) alors que le ministre avait stoppé le plan Hollande à son arrivée. Il est vrai que c’était avant le Covid et les confinements. Là encore on s’engouffre dans des politiques d’équipement pas toujours raisonnées et surtout pas inscrite dans une vision dans la durée du numérique éducatif. Mais ça ce n’est pas nouveau…
Bruno Devauchelle