Le ministre n’oublie rien dans son entreprise de casse de l’école maternelle. Non content de la formater sur le modèle de l’école élémentaire, fort peu intéressé par la réaction massive que la note du CSP a provoquée, il vient de décider de ficher les enfants, dès 3 ans, sur la base de leurs comportements et ce jusqu’à la fin de leur scolarité. Mais une fois de plus, la tentative n’est pas nouvelle. Le projet GAMIN, qui avait provoqué de très vives réactions au milieu des années 1970, visait déjà à dépister les enfants dits « à risques » … avec un « repérage des familles présentant ces facteurs de risque ». Puis en 2005, après que le rapport Bénisti ait soulevé un tollé en demandant le traçage, dès trois ans, des enfants « déviants », l’INSERM définit une nouvelle « maladie », le « trouble des conduites » (hyperactivité, déficit de l’attention, oppositions, absence de timidité, désobéissance…). Les réponses pour lutter contre cette « maladie » consistaient alors à psychologiser et à médicaliser les difficultés à entrer dans la culture scolaire, c’est-à-dire à personnaliser ces difficultés plutôt que d’affronter leur origine sociale. Alors qu’apprendre c’est se confronter à des problèmes, ce sont toujours les élèves (massivement issus des milieux populaires) qui deviennent eux-mêmes le problème.
« Nous avons choisi de commencer le nouveau panel en maternelle car désormais l’instruction est obligatoire à 3 ans et on voit bien que par exemple les inégalités sociales sont déjà très fortes en termes scolaires en début de CP et c’est donc très important de suivre des parcours dès l’entrée en maternelle » annonce la DEPP sur le site du ministère. Se trouve confirmé, comme l’ont démontré les éternels « contestataires » que dénonce le ministère, que l’obligation scolaire dès trois ans n’avait rien à voir avec la volonté de réduire les écarts ! L’urgence n’est pas de changer quoi que ce soit à l’existant d’une école ségrégative mais bien de mettre en place des dispositifs de remédiation dans lesquels les « fondamentaux » (voir note du CSP) occupent une place centrale. C’est un renforcement de l’individualisation qui consiste à remédier au cas par cas avant même que d’enseigner à tous.
Le terme de « grilles d’observation » est sans doute plus politiquement correct que celui de « grilles d’évaluation » susceptible « d’agacer » encore les enseignants manquant terriblement d’empathie envers leur ministre. Ces grilles ne sont pas publiées mais ce que l’Expresso du 21 janvier communique suffit à en mesurer l’ineptie.
Quelques exemples d’items qui pourraient produire l’hilarité si ce n’était pas si grave : « coupe la parole » ; « quitte l’activité avant de l’avoir achevée » ; « est facilement distrait par tout ce qui se passe autour » ; « range n’importe comment » … Les enfants de trois ans ont à apprendre : quelle nouvelle déconcertante ! Comme pour la note du CSP, le ministre sait vraiment bien choisir ses spécialistes ! L’école maternelle n’a plus pour mission d’évaluer les acquis scolaires mais les « comportements », essentialisés, et sans nullement prendre en compte l’âge des enfants.
Le ministre tente de jeter une nouvelle fois aux oubliettes ce qui avait été un des points forts de la réflexion pédagogique récente en matière d’observation et d’évaluation. Évaluer à l’école (pas plus en maternelle qu’ailleurs), ce n’est pas cocher de supposés « manques », en les repérant dans une liste inepte et normative. Ni l’observation, ni l’évaluation ne se définissent comme l’acte d’inventaire de « ce qu’on ne sait pas faire ». Évaluer c’est d’abord, étymologiquement, savoir « mettre en valeur », démarche particulièrement essentielle lors de la première scolarisation, quand l’objectif est de provoquer le désir et le plaisir d’apprendre à l’école. Et c’est bien sur cette base que le dialogue avec les familles doit s’instaurer, plutôt que de les rendre responsables de ce qui relève de la socialisation scolaire. Les items publiés dans l’Expresso, révèlent une méconnaissance totale de l’enseignement de la maternelle et des enjeux fondamentaux de cette étape de la scolarité. A peine auront-ils mis un pied dans le système scolaire que les enfants seront déclarés « en difficulté » alors qu’ils rencontrent des difficultés inhérentes à tout apprentissage ! Est-il si difficile de comprendre, si tel enfant « coupe la parole », que c’est en premier lieu le signe qu’il manifeste son désir de s’exprimer ? Que la prise en compte de la parole de l’autre relève d’une construction ? Qu’enseigner en maternelle est particulièrement complexe (et tout particulièrement avec les plus jeunes) parce que, précisément, l’effort d’analyse et d’interprétation des réponses des enfants est exigeant.
L’école maternelle n’aurait plus pour fonction d’instruire et d’éduquer les enfants mais seulement de combler leurs prétendus « manques ». Et pour qu’il n’y ait aucun doute sur le public visé les parents devront rendre compte de leurs choix éducatifs, et seront mesurés (sic) « le degré d’implication et les attentes de la famille en matière d’éducation ». On retrouve la vieille antienne : les parents de milieux populaires se désintéressent de l’école et de la scolarité de leur enfant. Il est temps d’y remettre bon ordre ou de décider qu’il n’y a pas grand-chose à faire puisque chacun a des « talents », des gouts, des intérêts « naturellement » différents.
Le projet du ministre est d’une cohérence totale. D’une part les « fondamentaux » réduits à une médiocre technicité et à des contresens didactiques et pédagogiques, et qui ne pourront qu’aggraver les échecs, de l’autre une « observation » qui ne peut que différencier, hiérarchiser les enfants, au début de leur scolarité. La cohérence réside dans une politique ségrégative où l’école aurait officiellement pour fonction de reproduire les inégalités scolaires pour en faire des inégalités sociales.
Au-delà de l’école, c’est une conception de l’humain qui est en jeu : normé, calibré, trié. Le contrôle social doit être mis en place le plus tôt possible. Avec des élus et des exclus. Dès 3 ans, des enfants issus des milieux populaires vont découvrir que le monde est fait pour les surveiller, les encadrer. Ils « feront l’apprentissage douloureux de l’infériorité »
Enseignants, formateurs, chercheurs, parents d’élèves… Ensemble arrêtons dès à présent le massacre ! Ne reprenons pas les vieilles lunes des années 1970 !
Véronique Boiron. Joël Briand. Patrick Lamouroux.
Christine Passerieux. Maryse Rebière