Peut-on apprendre des savoirs et développer des compétences si on n’a pas l’occasion de les réinvestir, de les recontextualiser rapidement ? Aujourd’hui, chacun de nous est confronté à des usages variés et quasi quotidiens des moyens numériques. C’est pourquoi nous construisons progressivement une connaissance de notre environnement et développons les moyens de « faire avec ». Pour le dire d’une autre manière, notre maîtrise des moyens numériques dépend essentiellement des tâches que nous accomplissons avec ces moyens. L’expertise professionnelle ou amateure est dépendante des situations que nous vivons comme l’avait bien montré il y a de nombreuses années Claude Bastien (les connaissances de l’enfant à l’adulte, Armand Colin 1997). On peut alors s’interroger sur les compétences que chacun de nous développe autour du numérique. Bruno Latour signalait il y a quelques années que les technologies existent bien davantage lorsqu’elles sont en panne que lorsqu’elles fonctionnent. Les personnels des services informatiques le savent bien et souvent le déplorent : on vient les voir quand ça ne marche pas et on les oublie quand tout fonctionne.
À quoi peut donc servir de passer du temps à apprendre des connaissances et des compétences scolaires ou autres dont la mise en oeuvre ne se fera que très rarement voire pas du tout ? C’est la question que posent parfois les élèves en demandant : à quoi ça va servir d’apprendre tout ça ? Le problème posé ici est celui du réinvestissement des acquis venus d’une situation d’enseignement ou de formation dans la pratique habituelle et régulière. C’est alors qu’apparaît la question des « fondamentaux » ou encore des « connaissances de base ». Très souvent elles sont considérées, comme pour le socle commun de connaissances et de compétences, comme devant être maîtrisées de manière durable, c’est-à-dire indispensables pour tenir sa place dans la société. Le B2i, intégré en 2005 dans le socle commun, indiquait le chemin à suivre pour ce qui était du domaine de l’informatique et du numérique. La suite a prouvé que malgré la réglementation, la loi, cela n’a pas fonctionné suffisamment. Tout comme les C2i et C2i 2e ainsi que pour la plupart des référentiels de compétences, les ambitions des concepteurs sont telles qu’en réalité il est bien difficile d’en certifier la maîtrise. La plupart des enseignants et même l’institution ont baissé les bras et abandonné les choix initiés entre 2000 et 2005. Nous en sommes aujourd’hui revenus, vingt années après, au PIX mais aussi, et en tension avec, à un enseignement de l’informatique (SNT en seconde) censé permettre de répondre aux besoins de fondamentaux. Il faut bien reconnaître que la « scolarisation » forcée des savoirs informatiques est une alternative, mais là encore, la question du réinvestissement se pose, de la recontextualisation.
La critique récurrente faite par nombre d’enseignants envers les élèves sur leur absence de compétences « réelles » numérique fait écho à cette impression ressentie par d’autres qu’en réalité les jeunes ont une maîtrise d’une autre forme, à savoir une sorte « d’agilité » face à un problème numérique du quotidien. Pour le dire autrement, certains jeunes sont capables de mettre en oeuvre des pratiques nouvelles et donc des compétences qu’ils vont acquérir parce que les contextes, les situations dans lesquelles ils sont, vont les amener à en développer leur maîtrise. Mais ces situations ne sont pas « scolaires » ou pas attestées par l’école. L’exemple proposé dans le film de Ken Loach, « Moi Daniel Blake » illustre outre le fossé générationnel, mais surtout le besoin de cette agilité minimum pour faire face aux situations rencontrées. Ce qui est impressionnant dans ce passage du film dans lequel le héros découvre les pratiques de ses jeunes voisins et obtient leur aide, c’est que l’on comprend bien que la question des habiletés qui se développent est très liée à des besoins personnels, individuels ou collectifs. S’engager dans un apprentissage est d’autant plus fort que l’on y trouve une réponse à une difficulté immédiate.
Depuis de longues années nous avons observé ces écarts majeurs entre des pratiques personnelles et les attentes scolaires. Cela varie d’une discipline à l’autre (cf l’EPS ou encore le français) mais cela a évolué dans le domaine de l’informatique puis du numérique. De fait pour les plus démunis, les principales habiletés numériques sont liées au téléphone portable et éventuellement aux smartphones dont les fonctionnalités sont désormais celles d’un ordinateur, mais pas complètement. C’est ce qui crée un déficit de maîtrise nouveau : le smartphone est immédiatement opérationnel et la maîtrise de l’informatique sous-jacente est inutile pour un usage habituel. L’informatique s’est d’autant plus transformée que, d’une part, elle se cache à l’utilisateur dans les interfaces et que d’autre part la généralisation de l’utilisation des « services en ligne » dont le cloud est une illustration l’a rendu lointaine, invisible. Par le fait la conscience de ce qui se passe derrière l’écran n’est pas accessible sauf si on a réellement besoin d’y accéder pour résoudre un problème. En créant l’école 42, Xavier Niel avait bien identifié ce phénomène et en avait fait quasiment un modèle pédagogique : apprendre à partir de situations problèmes qu’il faut résoudre en respectant certaines règles, mais en faisant aussi preuve d’agilité. Ouverte sans condition de diplôme, cette école portait cette idée dérangeante pour l’école traditionnelle, depuis elle a fait quelques émules.
Peut-on apprendre des savoirs et développer des compétences si on n’a pas l’occasion de les réinvestir, de les recontextualiser rapidement ? Demandant à des adultes ayant quitté le lycée depuis plus de dix années ce qu’ils en avaient gardé, force était de constater qu’un oubli important avait été lié à ce non-réinvestissement. De nouveaux savoirs, de nouvelles compétences ont émergé des situations vécues, professionnelles souvent, et ont pris la place de celles imposées par l’école ou la formation initiale. Est-ce pour autant qu’il ne faut enseigner que des savoirs immédiatement réutilisés ? Pas forcément, mais par contre, il est nécessaire que la continuité pédagogique, la vraie, soit basée sur cette réutilisation régulière et incrémentale des savoirs proposés par l’école afin que progressivement ils deviennent « familiers » et qu’on prenne soin de permettre aux jeunes d’en comprendre le sens. De plus, il est nécessaire que ces savoirs soient, à un moment ou un autre, mis en lien avec le monde « hors école » si l’on veut qu’une autre continuité soit possible. Attention, comme le rappelait Michel Fabre, à ne pas confondre ce qu’il est fondamental de maîtriser (ce qui doit rester après de nombreuses années d’école) et ce par quoi il faut commencer à apprendre. Car une idée doit être combattue, celle selon laquelle il faudrait commencer uniquement par des fondamentaux et ne passer aux compléments que lorsque les premiers sont réellement maîtrisés. Cela supposerait une linéarité dans la logique de constitution des savoirs qui serait parallèle à la linéarité du développement du cerveau humain. Ni l’une ni l’autre ne sont exactes.
Bruno Devauchelle