Alors que les études coloniales sont très décriées en ce moment, le livre de Carole Reynaud-Paligot (L’école aux colonies, Champ Vallon) apporte un éclairage puissant sur la constitution de l’école coloniale. Partie en proclamant vouloir civiliser les colonisés, la France a fini par différencier l’école selon les races. Un rappel nécessaire sur un passé qui passe très mal. Carole Reynaud-Paligot évoque cette histoire, les hésitations puis l’affirmation d’une ségrégation scolaire.
L’image de l’école coloniale c’est celle de la mission civilisatrice de la France. Est-elle exacte ?
Cela dépend du sens donné à « mission civilisatrice ». Les colonisateurs se sont donnés eux-mêmes cette mission. Ils l’ont affiché avant même la IIIème République. Mais ce qui ressort des archives c’est une conception très utilitariste de l’école. Ils veulent transmettre la langue française parce que pour exploiter les territoires il faut faire travailler les colonisés et donc communiquer avec eux. Et puis il faut transmettre quelques rudiments : calcul, hygiène. C’est une conception très rudimentaire de l’enseignement qui se met en place pour la masse pour exploiter les territoires. Il y a aussi un autre objectif : former une petite élite subalterne qui puisse se substituer aux expatriés européens aux salaires plus élevés.
La tentation de francisation et de rapprochement entre colonisés et colons par l’instruction est-elle totalement absente ?
C’était un des premiers objectifs sous la monarchie de Juillet et le Second Empire. On a mis sur les mêmes bancs des enfants de colons et de colonisés. Mais par la suite cet objectif a été abandonné par les colonisateurs. Ces premières écoles ont cédé la place à des écoles organisées selon le statut des enfants avec un réseau pour les enfants de colons et un autre pour les colonisés. La IIIème République a porté ce projet.
Vous écrivez que l’école coloniale est « civilisatrice mais pas émancipatrice ». Que voulez vous dire ?
Je mets en relation les valeurs républicaines telles qu’elles sont affichées : « la mission civilisatrice » avec une conception utilitariste de l’enseignement et non pas émancipatrice. Dans les archives on ne trouve jamais de discours disant qu’on va éduquer les colonisés pour former une élite capable de prendre en main le destin de la colonie. En ce sens il n’y a pas de volonté émancipatrice. Au contraire, tout est fait pour maintenir la domination coloniale. Et pour cela les colons pensaient qu’il ne fallait pas trop éduquer. Cela se voit dans les programmes d’histoire scolaires. On évoque la grandeur de la France mais les droits de l’Homme, la philosophie des Lumières ne sont pas enseignés car ils pourraient donner des armes aux colonisés.
L’école coloniale a « peur d’instruire » ?
Très tôt on trouve dans les archives la volonté de limiter l’enseignement et cette crainte de trop instruire. Les colons ont peur de créer des déclassés car ils n’ont absolument pas la volonté de confier des postes d’encadrement aux colonisés. Ce principe se nuance car certaines colonies ont eu des projets éducatifs plus ambitieux. Dans la colonie d’Indochine on a commencé à former dans les années 1930 un personnel plus qualifié à qui on donnait des postes d’encadrement. Mais c’était dans un climat d’inquiétude et sous la pression des colonisés. Certains colons freinaient. D’autres y voyaient la meilleure façon d’éviter les révoltes. Tout cela est clairement exprimé dans les archives.
A t-on une idée de l’évolution de l’instruction dans les colonies. Par exemple du pourcentage d’alphabétisés ?
Cela dépend des territoires. Quand Tocqueville visite l’Algérie il dit que ce sont des soldats analphabètes qui ont conquis une Algérie alphabétisée. Au Vietnam également le réseau des écoles traditionnelles a impressionné les colonisateurs. Ils ont d’abord imaginé un réseau éducatif français avant de franciser les écoles traditionnelles.
L’école coloniale a servi l’ordre colonial. Mais quel ordre ? Celui des colons ? Des grandes compagnies ? Des églises ? De l’administration coloniale ?
Pour moi tous sont allés dans le même sens. Cependant il y a des conceptions différentes sur l’éducation. On le voit en Algérie. Les colons sont nombreux et ils font pression pour qu’on ne forme que des ouvriers chez les colonisés. On lit cela dans les débats du parlement colonial créé en 1900. Mais même les colonisateurs les plus progressistes, comme Emile Combes qui essaye de défendre une école plus ambitieuse, finit par céder aux colons.
Vous décrivez une école ségrégationniste. Comment est-elle justifiée ?
C’est le principe de l’adaptation qui est théorisé dans les années 1890-1900. L’enseignement doit être adapté à la population de chaque territoire dans le cadre d’une forme de racialisation des identités. Se développe une psychologie des peuples qui attribue des caractéristiques culturelles et intellectuelles à chaque peuple. Des livres paraissent qui montrent les différences entre les noirs de la savane et ceux des forêts par exemple. Il y a une racialisation des identités. Mais il y a aussi une réalité économique : ici il faut former des ouvriers agricoles sachant tailler la vigne, là des cultivateurs de cacao etc.
Comment ont réagi les colonisés ? Finalement l’école coloniale a t-elle favorisé ou empêché la décolonisation ?
C’est une des contradictions du projet colonial. Malgré cette volonté de freiner l’éducation émancipatrice, elle a quand même créé une petite élite qui s’est politisée. Par exemple en Afrique occidentale française (AOF), des jeunes veulent poursuivre des études supérieures en métropole. L’administration se retrouve dans une position ambigüe. elle ne peut pas s’opposer car elle cultive la rhétorique de la mission civilisatrice. Donc elle accorde quelques bourses de préférence pour former des médecins ou des vétérinaires. Mais quelques intellectuels comme L Sédar Senghor obtiennent des bourses. Ces jeunes qui font des études supérieures en métropole adhèrent souvent au parti communiste et deviendront des leaders du mouvement de décolonisation.
En métropole à la même époque on trouve un double système scolaire avec l’école du peule (primaire et primaire supérieur) et celle de la bourgeoisie (petit lycée et lycée). Est-ce le même modèle ?
C’est le même principe. Mais en métropole le critère est social alors que dans les colonies s’opposent colonisés et colons. Et cette opposition repose sur une culture racialiste. On voit cette logique raciale par exemple quand il s’agit de scolariser les enfants des colons européens non français, par exemple en Algérie. Ils sont inscrits dans l’école des colons français.
Reste-il des choses de cette histoire dans l’Ecole d’aujourd’hui ?
Intellectuellement on ne peut pas mobilier une vision de continuité comme certains ont tendance à le faire. Mais il faut questionner les héritages. Depuis les années 1960 on a le collège pour tous mais en même temps on n’a pas l’égalité pour tous. On a des écoles ségrégées et on sait que les élèves de ces écoles sont en partie des les enfants des anciens colonisés.
Propos recueillis par François Jarraud
Carole Reynaud-Paligot, L’école aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation (1816-1940), éditions Champ Vallon, ISBN 979-10-267-0938-1