» Il est fondamental de prendre en compte la diversité des élèves en début de cycle 2 et, dans le cadre impératif de l’objectif du cycle 2, de permettre à chaque enseignant, à chaque équipe enseignante, de définir sa route, ses caps successifs pour, comme dans la course au tour du monde, amener chacun à atteindre l’objectif final ». Après les désastreux résultats de TIMMS en maths au CM1, Serge Petit plaide pour la pluralité des apprentissages, la liberté pédagogique face aux nouvelles prescriptions ministérielles.
Deux contributions récentes au Café Pédagogique, celle de Nicolas Minet du 18 décembre et celle de Jean-Louis Durpaire du 17 décembre m’incitent à partager quelques réflexions faisant suite à la fois aux résultats de l’évaluation TIMMS et aux conclusions qu’en tirent les deux contributeurs cités ci-dessus.
Montrer un cap ?
Nicolas Minet précise que la boussole de l’Education nationale doit « montre[r] un cap viable » aux enseignants. Cette métaphore tombe malheureusement à l’eau car si le Vendée Globe indique un objectif aux solitaires, il ne leur fixe jamais un cap. Les caps choisis par les uns et les autres pour atteindre l’objectif fixé dépendent de l’analyse qu’ils font des conditions météo locales et futures en fonction notamment des zones dépressionnaires qu’ils rencontrent, zones qui évoluent constamment, de l’état de la mer et de bien d’autres facteurs, tout comme évoluent les élèves d’un même niveau de classe d’une année à l’autre, voire d’un moment de l’année à un autre. L’enseignant ne peut donc en aucun cas suivre un cap fixé au niveau ministériel, mais doit en permanence adapter son cap aux élèves dont il a la charge, à chaque instant, en tenant compte de la météo locale et très variable de la classe. Ce sont ces adaptations de cap qui peuvent éviter de placer certains élèves dans des situations inextricables et permettre à un maximum d’élèves d’atteindre l’objectif défini par les programmes, et eux seulement, en fin de chaque cycle. Malheureusement force est de constater que certains objectifs de fin de cycle 2 ne sont pas maîtrisés par des élèves de CM1.
L’exemple même d’objectif non atteint en fin de cycle 2 est extrait de l’évaluation TIMMS par Jean-Louis Durpaire : le calcul de 428 – 176, calcul échoué par trop d’élèves en fin de CM1. Il s’agit pourtant d’une compétence, d’un objectif devant être atteint en fin de cycle 2. Le calcul de cette différence repose bien davantage sur la connaissance du système de numération de position que sur la maitrise d’un algorithme dont l’apprentissage laborieux et souvent démotivant n’a permis aux élèves de comprendre ni la pertinence ni le sens. M. Durpaire l’illustre en montrant une stratégie possible fondée sur les décompositions additives, dont la puissance est souvent ignorée des élèves, il aurait aussi pu le faire de bien d’autres manières en fondant le calcul sur l’invariance par translation de la distance entre deux nombres, ou sur une stratégie reposant sur le calcul du complément de 428 à 999 qui, conjuguée à la précédente, remplace de fait la difficulté liée à l’application de certains algorithmes de la soustraction par l’effectuation d’une addition. Ce simple exemple illustre le fait qu’il est plus avantageux pour les élèves de développer leurs capacités d’analyse des situations proposées, dans notre exemple en fonction des nombres en jeu, que d’essayer de développer une et une seule stratégie (imposée ?). C’est ainsi que, de la pluralité des voies permettant de résoudre un calcul ou un problème en fonction des circonstances, découlera une certaine aisance de l’élève, un bien-être en mathématiques. De ce bien être et des réussites engendrées germera un plaisir de faire des mathématiques et, par voie de conséquence, un bonheur de l’élève à aller en classe.
Tout comme les organisateurs de la course autour du monde ne fixent pas les caps des solitaires, le Ministère de l’éducation nationale devrait se garder de fixer un cap aux enseignants, mais veiller tout simplement à les équiper d’une boussole indiquant en permanence les objectifs de fin de cycle à atteindre. Ceci impose qu’à l’instar des marins, les enseignants soient formés pour être capables de définir leur route en fonction des circonstances variables et pas toujours très clémentes dans lesquelles ils évoluent et de savoir ralentir ou accélérer en fonction des conditions.
Commencer par le Cap Horn ?
La voie de la réussite en mathématique prise par le Ministère de l’éducation nationale est rappelée par M. Durpaire. Elle repose pour partie sur le constat (non prouvé) que « les notions sont enseignées trop tardivement », ce qui a conduit à « publier des repères de progressivité ». Le cycle 2 a deux objectifs majeurs : apprivoiser, comprendre, savoir utiliser le système de numération de position et développer des compétences en résolution de problèmes, si l’on fait ici abstraction des objectifs premiers, ceux attachés à l’apprentissage de la langue française.
C’est sans doute pour enseigner plus précocement les notions fondamentales en mathématiques, pour rythmer et guider davantage le travail des enseignants que le Ministère de l’éducation nationale a publié récemment « Le guide Pour enseigner les nombres, le calcul et la résolution de problèmes au CP ». Le chapitre 7 de ce guide fixe par périodes le cap, le même pour tous les CP, quelles que soient les conditions météorologiques. Ainsi, les enseignants doivent travailler la dizaine dans un premier temps. Ce passage est rendu obligatoire : « Ce travail est nécessaire quel que soit l’itinéraire d’enseignement adopté par la suite. » Mais rien, absolument rien, ne prouve qu’il soit nécessaire d’enseigner la dizaine en premier. D’ailleurs, il se trouve des méthodes qui n’enseignent la dizaine qu’au moment où elle devient nécessaire, en réponse à un problème comme le précisent les programmes qui le suggèrent : « Les problèmes permettent d’aborder de nouvelles notions ». La notion de dizaine pourrait apparaitre ultérieurement comme une nécessité, tout comme le système de numération de position. Le même guide impose une « utilisation progressive des symboles ≪ = ≫, ≪ + ≫, ≪ − ≫ (en période 2). » Cette injonction n’est pas justifiée par des recherches.
Est-il opportun d’enseigner si précocement, en début de CP, ces symboles dont le sens n’est pas évident. Le sens de l’égalité, comme l’a montré Claire Lommé dans un récent article sur son blog, n’est pas acquis par ses élèves de sixième. Alors, pourquoi faudrait-il l’utiliser si tôt dans les apprentissages ? Pour en construire une conception erronée ? Ne faudrait-il pas prendre le temps de construire ce concept oh combien délicat, oh combien capital, en laissant le soin à chaque enseignant de choisir son cap et les allures sous lesquelles il préfère naviguer ?
Et que dire des écritures comme 10, 20, 30, qui doivent être fréquentées dans les deux premières périodes. Ne sont-elles pas des points cardinaux de la construction et de la compréhension du système de numération de position, dont Claire Lommé a aussi montré récemment dans un autre article sur son blog, qu’il n’était pas acquis des élèves de sixième ?
Vouloir enseigner si tôt ces concepts ardus, n’est-ce pas déposer un jeune enfant, qui a fortement envie d’apprendre de la voile, seul sur un monocoque de soixante pieds à l’Ouest du détroit de Drake dans une mer bien formée et croisée avec des vents à quarante nœuds et des rafales pouvant atteindre la soixantaine de nœuds en lui faisant injonction de passer au plus vite le Cap Horn ?
Nul ne s’y risquerait. Bien au contraire, tout responsable de centre de formation à la voile placerait cet enfant dans un « optimist », sur un plan d’eau calme et lui enseignerait par vent faible à virer de bord, à empanner, à boucler un circuit, développant ainsi le plaisir de faire de la voile, plaisir entraînant une demande d’en apprendre davantage, toujours plus, jusqu’à développer des bonnes connaissances véliques de base chez tous, sans oublier de permettre à certains d’aller bien plus vite, bien plus loin, entrouvrir pour certains les portes du Vendée Globe, développer ainsi pour tous le bonheur de vivre à l’école, dans l’école.
Ce n’est malheureusement pas la voie du bonheur développée par M. Durpaire. Il est pourtant fondamental de prendre en compte la diversité des élèves en début de cycle 2 et, dans le cadre impératif de l’objectif du cycle 2, de permettre à chaque enseignant, à chaque équipe enseignante, de définir sa route, ses caps successifs pour, comme dans la course au tour du monde, amener chacun à atteindre l’objectif final.
Des programmes trop chargés ?
Les ajustements de programmes publiés dans le BO du 26 juillet 2018 ont soigneusement évité, pour les mathématiques, la mention de niveaux (CP, CE1, CE2). Ce n’est pas un hasard. Comme le mentionne M. Durpaire, pour ces ajustements de programmes, il aurait en effet été « fait appel aux meilleurs experts ». Si ces « meilleurs experts » se sont refusé à charcuter les programmes si fondamentaux de cycle 2 (pour ne prendre qu’un exemple), c’est qu’ils ont eu de bonnes raisons de la faire et ce d’autant plus que la pression politique de l’époque, au sein de l’Education nationale, visait davantage (comme en témoignent des programmes d’autres disciplines), à une mise au pas (cadencé ?), voulant imposer un contrôle de plus en plus strict de la progression dans les apprentissages.
Il est licite de se demander pourquoi ces experts ont passivement si fortement résisté aux tentations dichotomiques. Nul ne le sait, mais on peut raisonnablement penser que ces experts sont conscients de la très grande hétérogénéité des élèves entrant en cycle 2 et ce pour différentes raisons que nous ne détaillerons pas toutes ici. Certains ont déjà fait une entrée dans le domaine des mathématiques, d’autres pas. Certains sont déjà presque lecteurs, d’autres ne savent pas « lire » les lettres de l’alphabet. Certains, dans la même classe sont issus de familles dans lesquelles le livre est omniprésent, dans lesquelles les parents ont pris de l’avance sur l’école, d’autres n’ont pas ou très peu de contacts familiaux avec les disciplines scolaires, certains ont assidûment fréquenté une école maternelle en France, d’autres sont des primo-arrivants. Bref, le panel est large, trop large pour pouvoir imaginer que tous ces élèves puissent subir le même enseignement de base à un rythme prescrit en haut-lieu. Sans doute les experts en ont-ils été conscients, tout en étant conscients que tous ces élèves, dans leur grande diversité, peuvent, en trois ans, atteindre les objectifs du cycle 2.
Si les experts n’ont pas voulu placer tous ces élèves dans le détroit de Drake, s’ils ont plutôt choisi la voie de « l’optimist », c’est sans doute parce qu’ils ont fait le judicieux pari de l’éducabilité des élèves, pour reprendre un concept cher à feu notre collègue Astolfi.
Les experts qui ont « ajusté » les programmes considèrent qu’il faut du temps pour apprendre, du temps pour enseigner ces fondamentaux qui font défaut à bon nombre d’élèves de CM1, comme l’indique l’évaluation TIMMS.
Ce temps, les enseignants en disposent si on tient compte de la répartition par cycle, mais pas selon les « repères de progressivité », repères orthogonaux aux programmes, dont la vacuité pour le CE2 est remarquable puisqu’ils reprennent à ce niveau grosso modo les attendus du CE1 en prenant soin essentiellement d’augmenter la taille des nombres en jeu. Cette vacuité comprime de fait les apprentissages fondamentaux sur deux ans au lieu des trois années prévues par les experts et les programmes.
Or, les difficultés rencontrées par les élèves au niveau des nombres entiers ne sont pas, pour l’essentiel, liés à la taille des nombres, mais bien à la compréhension du système de numération dont la bonne maîtrise des dizaines et des centaines suffit quasiment à assurer celle des milliers. Ces difficultés sont surtout liées à la compréhension du concept de nombre entier gouvernée par les décompositions additives et à un développement bien construit d’une attitude positive des élèves en résolution de problèmes, travail qui ne peut se faire sans un apprentissage systématique sur la langue française en contexte mathématique, et les systèmes de représentation, pour ne citer que quelques difficultés.
Ainsi, cette année de CE2, qui n’existe pas légalement en mathématiques, n’est pas (ou peu) une année de construction de nouveaux concepts. Son existence dans les « repères », conjuguée aux « attendus » par niveaux, contraints par des évaluations nationales, créent l’illusion de programmes lourds, « trop chargés ». Il ne s’agit pourtant pas de classes à examens et les enseignants pourraient, plus particulièrement en cette période marquée par la crise sanitaire, s’affranchir des caps et des rythmes imposés par niveau en haut-lieu, ne considérer que l’objectif de cycle à atteindre et, en équipes, adapter leurs caps pour tenir compte des circonstances difficiles actuelles afin de permettre à chacun des élèves dont ils ont la charge d’atteindre les objectifs de fin de cycle. Les programmes de cycle 2, bien calibrés, le permettent à condition de ne pas faire de ronds dans l’eau, mais de prendre en compte une nécessaire acculturation mathématique et de sélectionner les objets d’apprentissage les plus pertinents : décompositions additives, construction de l’égalité, construction du système de numération en réponse à un problème, construction de différents registres de représentation, articulation de ces registres, apprentissage construit à la résolution de problèmes variés, notamment, sans oublier ni les gammes ni de nourrir les élèves les plus avancés.
Dans la course autour du monde, il y a lieu de féliciter l’élite, et de permettre à un maximum de monocoques d’arriver à bon port. Les derniers seront accueillis au port avec la même chaleur que les premiers. Pour leur plus grand bonheur.
Serge Petit
Professeur de mathématiques honoraire de l’IUFM d’Alsace, Université de Strasbourg
Maths : La chute de la maison France