Pour cette dernière chronique de l’année 2020, nous proposons de lire des rapports, documents et autres supports émanant récemment de plusieurs instances en France et à l’étranger. Depuis de nombreuses années sont publiés régulièrement des travaux sur le numérique et l’éducation et qui tendent à faire des préconisations. Issus de différentes origines, leur pouvoir de transformation est très inégal allant du fond de tiroir à la mise en oeuvre…, la première catégorie étant la plus courante. Toutefois tous ces travaux sont des indicateurs de la manière dont les auteurs posent le cadre de l’action, ici en particulier, pour ce qui concerne le numérique en milieu scolaire. Pour les enseignants qui lisent (ou pas) ces travaux, cela n’impacte pas leur quotidien, mais par contre leur permet de se situer et d’analyser le cadre dans lequel se situe leur action. Cela devrait aussi leur permettre de comprendre les orientations principales qui sont proposées et ensuite de mieux comprendre certaines décisions venues de différentes origines, ministère, collectivités, et autres…
Quatre piliers
Il n’est pas question de faire le tour de tout ce qui se publie, mais de regarder quelques documents qui pourraient amener au débat et à la réflexion. Les deux principaux documents que nous allons intégrer dans la notre sont le livre blanc de l’INRIA d’une part et le rapport du Conseil Supérieur de l’Éducation du Québec. Dans cette analyse nous ferons des liens vers plusieurs documents antérieurs que nous avons déjà examinés, comme les rapports parlementaires récents… ou même les conclusions des États Généraux du Numérique. Convergences et divergences nous amènent à rappeler que derrière ces propos, c’est une vision de la place du numérique dans la société et dans l’école qu’il convient d’expliciter : s’agit-il de promouvoir des industries, des commerces ? S’agit-il d’engager un pari sur l’avenir ? S’agit-il d’une ancienne fascination actualisée pour l’informatique et son code ? S’agit-il d’une analyse de la société telle qu’elle est ? S’agit-il de questionner l’éducation d’avant et celle d’après (avec ou sans le numérique) ? S’agit-il d’engager un pari pour la vie en société de demain ? Autant de questions que l’on peut utiliser pour interroger ces discours/propos/rapports.
Ce qui est frappant, c’est cette insistance sur la place de l’école dans cette évolution d’un monde numérique et surtout celle que ces discours veulent proposer pour elle. Depuis la fin des années 1970, les incitations à développer les utilisations de l’informatique, des TICE et ensuite du numérique ont été récurrentes. À ces rapports, discours et autres colloques font écho des décisions prises par les dirigeants politiques. Rappelons ici le fameux PAGSI de 1997 qui faisait suite à cinq rapports de parlementaires portant au moins en partie sur le numérique et l’éducation. L’analyse des décisions, indépendamment des rapports, a fait ressortir trois piliers essentiels et répétés inlassablement au cours des années : équipements, formations, ressources. Est apparu au cours des années un quatrième pilier, la maintenance. Ce quatrième pilier a été classé en 2012 quand la décentralisation a confié celle-ci aux collectivités territoriales. Nous allons essayer de dégager des récentes publications les fameux axes de préconisation et essayer de voir dans quelle mesure ils apportent du nouveau aux habituelles propositions. Nous renvoyons le lecteur à une lecture approfondie de ces documents. Notre approche, certes, simplificatrice car se référent aux grands thèmes ou catégories proposés dans ces documents , est cependant suffisamment révélatrice des tendances exprimées.
Quelles nouveautés ?
Nous mettons de côté pour cette première analyse le document québécois, car le contexte est différent. Nous le mettrons en perspective après l’analyse des documents : livre blanc de l’INRIA, Rapport de l’Assemblée nationale, Rapport du Conseil Économique, Social et Environnemental (limité à l’EMI) et les conclusions des États Généraux du Numérique. Voici ce que l’on relève :
– En premier lieu, une reformulation habile du volet « équipements » figure dans tous ces documents sous le label : réduction des inégalités, ou encore inclusion numérique. Il semble que la question de l’équipement ne concerne plus désormais que les plus défavorisés (comme l’a montré la situation sanitaire). Cela démontre clairement l’échec des politiques d’équipement antérieures et surtout l’illusion du voeu de généralisation. Alors que certaines collectivités l’ont fait depuis de nombreuses années, on peut observer que la récurrence de cette question montre que l’on n’y est pas arrivé à l’échelle nationale.
– Le plus consensuel est la formation des enseignants. À force de voir ce thème revenir et être répété à l’envi on ne peut que s’interroger sur l’efficacité des formations menées depuis en particulier 1985 et le plan IPT, mais aussi l’accompagnement de ces formations sur le terrain. Pour le dire autrement, y a-t-il eu transfert entre la formation et les pratiques en classe ? La réponse semble être non. À moins que chacun des documents ne porte une définition différente de la formation
– Du côté des ressources, on est aussi proche du consensus. Formulées certes différemment selon les documents, elles sont là aussi considérées comme à développer. S’ajoute au développement la question de l’accès à ces ressources qui semble être désignée comme le frein à leur usage.
Deux nouveautés apparaissent dans ces documents qui ne sont pas sans inciter à la réflexion :
– C’est d’abord l’attention nouvelle aux élèves d’abord puis aux parents. Ce volet pourrait s’insérer sous la rubrique « inclusion numérique ». Toutefois si les préconisations associent cette dimension, ils s’en écartent en engageant une vision plus sociale de la question du numérique. C’est probablement l’effet révélateur du confinement qui fait apparaître ce besoin. Pourtant, un organisme comme le CLEMI (qui est inclus dans Canope opérateur de l’État) y travaille depuis plusieurs années. Cet axe de travail continue les efforts entrepris maladroitement depuis 2002 pour tenter de rapprocher le monde scolaire des familles…
– C’est ensuite l’appel à la recherche scientifique qui est avancé comme préconisation nouvelle. Même si cette préconisation ne concerne directement et explicitement que le livre blanc de l’INRIA et le travail du CESE sur l’EMI, elle se retrouve en filigrane dans les autres documents
Rigidité
Comme on le constate, il n’y a pas beaucoup de nouveautés dans ces préconisations. Les Québécois sont sur des préconisations proches, mais avec des différences significatives. Sur la formation, il n’y a pas vraiment de nouveauté, hormis l’utilisation du terme « accompagnement » des enseignants qui ne figure pas dans les autres documents. Cela semble significatif d’une évolution de l’approche de la formation des enseignants qui doit sortir des modèles traditionnels. Pour ce qui est des équipements, la proposition n’évoque pas une politique d’équipement, laissant entendre que cela est fait, mais une politique de fluidification (pédagogique et administrative). Cela semble indiquer à l’instar de ce qui est dit pour la formation, que l’on est passé à un autre niveau de réflexion. Celui-ci tend à poser la question des réticences en termes institutionnels et organisationnels avant de le poser, comme on le fait trop souvent, en direction des enseignants. Enfin, le troisième axe de proposition est présenté sous la formulation suivante : « Aligner le curriculum, les apprentissages et l’évaluation ». Là nous sommes véritablement dans un questionnement pédagogique. Si l’on veut donner une place à l’éducation au numérique, il faut, comme le préconise l’approche de l’alignement pédagogique de Biggs, prendre en compte le « système » d’enseignement, c’est-à-dire la totalité de l’acte d’enseigner/apprendre.
En comparant ces documents, on s’aperçoit qu’il y a un réel écart sur la dernière proposition des Québécois par rapport aux propositions faites en France : on met, dans notre pays, de côté ce qui est au coeur de l’enseignement, les contenus/programmes, ce que c’est qu’apprendre et l’évaluation. On remarque qu’il y a une réelle différence culturelle entre ces approches. C’est aussi révélateur de la rigidité de notre système éducatif qui réfléchit trop en matière d’intégration (transformer l’objet numérique à la forme scolaire) qu’en terme d’introduction (permettre aux objets numériques d’amener à repenser les fondements de nos enseignements).
Bruno Devauchelle
Le livre blanc de l’INRIA, décembre 2020
Les préconisation du CSE du Québec novembre 2020
Le rapport du CESE sur l’EMI, décembre 2019
Le rapport parlementaire sur le numérique, octobre 2020
Les conclusions des EGN, novembre 2020
Pour mémoire deux autres rapports récents à lire
CNESCO « Numérique et apprentissages scolaires », octobre 2020
Senat « L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique ! »