» On va vers des échecs considérables en CP. Les enfants, surtout en REP, seront perdus devant le « charabia » des correspondances graphèmes – phonèmes le jour de la rentrée ». Spécialiste de l’apprentissage du langage, Mireille Brigaudiot analyse la Note du CSP sur les nouveaux programmes de maternelle.
Voici les caractéristiques de ce texte :
L’opportunité : profiter de la scolarité obligatoire à 3 ans pour écrire un autre Programme.
Le but : imposer les documents Blanquer déjà en ligne (lecture et vocabulaire).
Les moyens : les approches scientifiques (il y en a 2, et seulement 2, celles de Dehaene et Bentolila).
Le style du texte : beaucoup de copier – coller, sans tenir compte des incohérences que cela entraîne souvent.
Les disparitions catastrophiques: l’évaluation positive et le Langage
Sur l’évaluation des élèves, en 2015, le groupe de rédaction avait choisi de faire un pas de géant vers une école moins injuste : l’évaluation positive, définie comme les progrès d’un enfant par rapport à lui-même. Elle devenait le geste le plus professionnel qui soit. Elle supposait un maître, formé, ayant des connaissances développementales (scientifiques !) et des objectifs de fin de cycle clairs considérés comme noyaux durs pour un bon démarrage en CP. Tout ça a disparu de ce texte. Pour la formation, on remarquera qu’elle est évoquée par la seule phrase du texte au conditionnel : « il conviendrait de consacrer des heures de formation… ». Pour l’évaluation des élèves, on doit se reporter aux évaluations actuelles de début CP. Et comme on le sait, celles-ci ont fait apparaître un scandale : les enfants entrant au CP ne savent pas lire…
Sur la partie Langage. Oui, je l’écris avec une majuscule, justement pour éviter les confusions. Pour que les maîtres entrent dans des pratiques plus ouvertes, on leur demandait en 2015 de s’intéresser à la seule chose dont TOUS les enfants disposent à leur arrivée à l’école maternelle : cette faculté intellectuelle partagée à la naissance, si bien décrite par un scientifique français appartenant au Collège de France, Emile Benveniste. Et comme la langue est l’outil du langage, c’est grâce à ses activités langagières qu’un enfant apprend la langue. Le texte proposé par le CSP conteste ce choix. Non, pas le langage dit-il, allons voir « les langages » (avec des amalgames ahurissants, entre mimiques du visage et notation musicale !) et la langue, notamment dans ses « structures grammaticales » (qu’on a du mal à faire explorer au cycle 3). Que celui qui comprend le dise.
A propos de la langue. On découvre dans le texte qu’à 3 ans (page 20), les enfants manifestent une « pauvreté du vocabulaire » (quel scientifique osera définir cette affirmation ?) et une « ignorance des structures de la langue, de son système de temps et de ses articulations logiques ». Dieu merci, ils ne savent rien de tout ça, sinon ils n’auraient jamais appris à parler (la production orale est non-consciente). Enfin, il leur manque le « principe alphabétique », que l’on comprend comme étant « la connaissance des lettres et de leur nom ». Non, non et non. Le principe alphabétique n’a rien à voir avec les performances orales et il n’est pas la connaissance des lettres. Au Québec par exemple, qui incite le préscolaire à rechercher la découverte du principe alphabétique, il consiste à «comprendre qu’un mot à l’oral est constitué d’unités et qu’à chaque unité phonologique correspond une unité graphique ». Plus concrètement, il s’agit de comprendre que les sons (phonèmes) sont reliés à des lettres (graphèmes) (Charron, Bouchard et Bégin, 2011; Giasson, 2011). Cette découverte est une condition de l’entrée dans l’apprentissage de la lecture (Fayol 2013) parce qu’elle règle le statut des lettres et des mots écrits. L’enfant qui découvre le principe alphabétique comprend soudain que ces signes ne sont pas des objets correspondant à une réalité du monde (comme le sont les dessins) mais des symboles de quelque chose qui ne se voit pas (des suites sonores de langage parlé). Et la modalité la plus reconnue pour lever ce voile, c’est l’écriture (on part d’une suite sonore pour encoder graphiquement, et pas l’inverse). C’est pourquoi le Programme 2015 donnait aux enfants, par les essais d’écriture, un tremplin considérable pour réussir le début de la lecture au CP. Au lieu de cette avancée, on en revient aux 2 voies sans les croiser, d’un côté des activités d’ordre phonologique (ce que les enfants perçoivent en entendant prononcer) et de l’autre, la connaissance des lettres comme des dessins particuliers ayant un nom. Il faudra qu’on m’explique comment la connaissance du nom des lettres C et H aideront Charles à lire son prénom.
On va vers des échecs considérables en CP. Les enfants, surtout en REP, seront perdus devant le « charabia » des correspondances graphèmes – phonèmes le jour de la rentrée.
De mon point de vue, on perd 3 éléments décisifs :
– Le principe transversal de l’évaluation positive, dont certains collègues me disaient récemment « c’est tellement précieux que ça va contaminer l’élémentaire ». Hélas non.
– L’affirmation du principe alphabétique comme une découverte que peuvent faire tous les enfants, dans des conditions de pratiques en classe par des maîtres éclairés, qui est décisive, notamment en REP.
– Le choix révolutionnaire de l’écriture tâtonnante comme la première marche de l’entrée dans l’apprentissage de la lecture.
Souhaitons tous et fort un bel avenir à ce texte du CSP : s’égarer dans les labyrinthes de la rue de Grenelle.
Mireille Brigaudiot
Maître de conférence en sciences du langage