Les passeurs d’Histoire, ce sont des élèves de CM1, de CM2, de troisième, de seconde et de première. Des élèves d’écoles et d’établissements classés REP de l’académie de Paris mais aussi de celle de Créteil. Un projet ambitieux, inter degré, inter-académique et transdisciplinaire qui a pour objectif de passer le relai, de permettre aux victimes des camps de la mort de continuer à transmettre leurs témoignages, encore plus de quatre-vingts ans après. Un projet qui rassemblera parents, enseignants, élèves mais aussi anciens déportés lors d’un magnifique concert qui réunira les 90 élèves participantes et qui aura lieu à la légion d’honneur de Saint Denis le 27 mai et au théâtre 14, le 31 mai.
Amaury Pierre est un enseignant de musique dont nous avons déjà parlé au Café pédagogique, avec un article sur un projet assez similaire à celui-ci en Seine-Saint-Denis mais aussi parce qu’il est l’un des écrivains des « Territoires vivants de la république », ce livre qui avait enchanté la rentrée 2019. Il nous parle du projet « Souvenirs de déportés » qu’il coordonne, « mais pas seul, nous sommes beaucoup à intervenir ». Il enseigne dorénavant au collège François Villon du quatorzième arrondissement parisien. Zoé Clément et Faune Crognier sont toutes deux professeures des écoles à l’école élémentaire Fournier appartenant au même REP. C’est lors d’une rencontre assez impromptue qu’Amaury a décidé de solliciter les deux enseignantes qui ont immédiatement adhéré.
Un projet aux multiples intervenants
Le projet Souvenirs de déportés a pour objectif d’aborder différentes paroles de déportés et résistants, et ce, sous de multiples formes : lettres, discours et création musicale. Il s’inscrit dans « une volonté paritaire de transmission mémorielle en mettant l’accent sur le rôle important des hommes et des femmes engagés et témoins. Il possède également la volonté de mener une pédagogie de projet inter-degré et transdisciplinaire » explique Amaury. En effet, au collège, ce ne sont pas moins de trois enseignants qui travaillent sur ce projet avec leurs élèves. Clémence Hababa, professeure d’histoire, est chargée d’organiser les différents ateliers, Christine Combaz, enseignante de français, sélectionne et étudie les différents textes qui seront déclamés par les élèves et pour finir, Amaury qui est le chef de chœur qui rassemble tous les élèves de tous les établissements. Il est aussi en charge de des rencontres avec les anciens déportés et de la coordination des différents intervenants et établissements. Mais l’administration du collège n’est pas en reste. Partie prenante du projet, le gestionnaire de la cité scolaire Villon, Vincent Galtier est en charge de tout l’aspect financier (subventions, vote du budget en CA…) et Sébastien Blondot, principal adjoint, chapote un peu tout cela.
Du côté du lycée professionnel Bartholdi de Saint Denis (93), c’est Salima Moratille qui est elle aussi chef de cœur et qui accompagne la réalisation des costumes par ses élèves. Autres parties prenantes, les archives nationales de Pierrefitte-Sur-Seine, qui ouvrent leurs portes et leurs trésors aux jeunes élèves. Fabien Montagnier, professeur d’histoire géographie au collège Joliot Curie de Stains, y est référent. Il coordonne des ateliers qui ont lieu sur le site. Du côté musique, c’est le chef d’orchestre Yohann Recoules qui a recruté les musiciens et qui dirige répétitions et orchestre. Et pour finir, Pierre Chepelov, compositeur, est chargé de l’arrangement musical et de la composition.
Autant dire que le projet « Souvenirs de déportés » est pris au sérieux, et l’implication des élèves en est à la hauteur comme l’expliquent les enseignants. « A l’heure actuelle, les manières de s’exprimer des élèves, leur recul par rapport à l’histoire, leur discours vis-à-vis des autres élèves et leurs rapports à l’enseignant et l’enseignement nous permettent de constater une évolution positive dans leur rapport aux savoirs ».
Une liaison CM2-6ème renforcée
Du côté du premier degré, ce projet implique les deux enseignantes de CM1 et CM2, Zoé Clément et Faune Crognier, le coordonnateur REP, Emmanuel Geraud mais aussi Céline Carteron, professeur de musique de la ville de Paris. Pour Zoé et Faune, les atouts de Souvenirs de déportés ne manquent pas : transdisciplinarité avec la possibilité d’étudier l’histoire par d’autres biais, présence d’un but concret aux enseignements avec le concert de fin d’année, une compréhension émotionnelle plus fine d’une période éloignée et sans nul doute, la continuité école-collège. « Les élèves de CM2 se rendent dans la salle de musique du collège une fois par semaine, rencontrent des élèves de troisième qui sont chargé de les tutorer, font la connaissance d’un certain nombre de professeurs et se familiarisent petit à petit avec l’établissement. Cela permet de réduire de façon conséquente l’appréhension qui est souvent la leur à leur entrée au collège » selon Zoé.
Concrètement, les enseignantes ont abordé le thème de la déportation à travers le chant des Marais que les élèves ont entendu lors d’une séance au collège. « C’est là qu’ils ont découvert la réalité des camps de concentration, à la fois à travers l’explicitation des paroles et le contexte dans lequel ce chant était chanté, mais aussi avec le travail d’Amaury, qui a présenté de nombreuses photographies, des témoignages de visite d’un camp de concentration… Ensuite, en classe, nous avons approfondi : l’exclusion des Juifs de la société a été évoquée à travers un regard d’enfant, avec entre autres des extraits du journal d’Anne Frank. C’est à leur niveau que nous avons ramené les choses, à ce qui les touche eux. Par exemple, les enfants juifs n’avaient pas le droit d’avoir des vélos, n’avaient pas le droit de jouer dans les parcs avec d’autres enfants, n’avaient pas le droit d’aller dans des écoles non juives… Ce sont des choses qu’ils s’imaginent facilement. La déportation, l’enfer des camps et le massacre des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des communistes … est un sujet lourd et très dur, mais évoqué sans détour ni enrobage, même si on adapte évidemment le niveau de détail à l’âge des élèves. Là encore, des photographies et témoignages nous permettent de transmettre cette réalité. Le témoignage vidéo de Germaine Tillion, et de Francine Christophe, ancienne déportée qui n’avait à l’époque que 10 ans, permettent aussi une certaine identification. L’évocation de mon propre témoignage familial, descendante d’une survivante d’Auschwitz, est aussi une façon de faire le lien avec le présent, de montrer que c’est encore quelque chose qui se vit et se raconte » explique Zoé.
Les enseignantes travaillent aussi sur la résistance au travers notamment de la lecture suivie d’une bande dessiné, Les enfants de la Résistance, qui permet d’aborder l’Occupation sous le regard d’un enfant de 13 ans. « On y découvre les différents comportements face à l’ennemi, de la collaboration au fatalisme jusqu’à la Résistance » rajoute Zoé. Les élèves se souviennent aussi d’une visite au Panthéon en CE2, les noms de Jean Moulin et Germaine Tillion leur étaient déjà si ce n’est connus, du moins familiers.
Des projets ambitieux, même en REP
Pour Amaury, le projet « Souvenirs de déportés », c’est aussi « l’occasion de changer le regard des parents sur notre collège, en leur prouvant que leurs enfants peuvent participer à des projets d’une très grande richesse et sur un thème pourtant difficile. Ce sont des projets de cette envergure qui peuvent modifier à long terme le regard souvent biaisé et négatif des parents sur notre établissement classé en Éducation prioritaire. Si cela peut permettre de réduire le nombre d’élèves affectés normalement chez nous qui choisissent l’enseignement privé, ce sera déjà ça de gagné ».
Ce projet permet, avant tout et surtout, une ouverture culturelle riche à des élèves dont on dit qu’ils manquent d’activités culturelles. Ils rencontrent un chef d’orchestre, travaillent avec lui et tout un orchestre, se rendent aux archives nationales, au musée de l’armée, au Mémorial de la Shoah, au mont Valérien, au mémorial des martyrs… Les rencontres avec des témoins des camps sont des moments rares d’émotion. Une expérience unique pour ces élèves.
« Souvenirs de déportés ramène l’émotion au cœur de l’étude de faits historiques. Chacun des acteurs de ce projet ressortira grandi et changé. Nous savons que cela va les marquer, qu’ils en parleront à leurs parents, leurs proches puis leurs enfants…. En cela, nous avons l’espoir de faire eux des Passeurs d’Histoire » conclut le prof de musique.
En Éducation prioritaire, on peut parler de tout. Amaury, Zoé, Faune… nous le prouvent au quotidien. Loin de l’image véhiculée sur certains plateaux télé, vivre, grandir et étudier au sein de ces territoires ne fait pas de ces élèves, de ces enfants, des antisémites. Pour éviter la propagation de la haine, pour éviter la prolifération des idées racistes, antisémites, homophobes… rien de tel qu’étudier, qu’aborder ces sujets dans des projets ambitieux impliquant les élèves.
Amaury nous prouve, encore une fois, si on veut, on peut mener de belles actions en éducation prioritaire. « Souvenirs de déportés » fera de ces enfants des passeurs d’Histoire. Il fait aussi partie de ces expériences que l’on n’oublie jamais, même lorsque l’on est simples spectateurs.
Lilia Ben Hamouda