Depuis septembre le ministère a mis en expérimentation une méthode de lecture qu’il a éditée, la méthode Lego. Nous avons voulu savoir comment cette méthode est accueillie sur le terrain par les enseignants. Est-elle efficace ? Une méthode officielle unique serait-elle un danger ? Comment se passe son utilisation sur le terrain ? Deux enseignantes témoignent.
Méthode unique et effet maître
Enseignante depuis près de dix-huit ans, Annabelle Fievet est aujourd’hui en charge d’une classe de dédoublé CP à l’école élémentaire REP Maurice Thorez de Trappes (78). Les locaux de cette école ne permettant pas le dédoublement, elle est en co-enseignement avec Élodie Charbonnier. Une collaboration qui lui convient ayant été maitre surnuméraire (PDMQDC) pendant de longues années avant que son poste ne soit supprimé. Mélinda, qui a préféré garder l’anonymat, est professeure des écoles, titulaire du Cafipemf et enseignante de CP pendant de nombreuses années, elle donne son point de vue sur une méthode de lecture estampillée par la rue de Grenelle.
Annabelle a découvert la méthode Lego lors d’une formation « plan lecture ». « On nous a parlé de l’expérimentation. Mes collègues et moi nous sommes portés volontaires », une décision qu’ont prise Annabelle et ses collègues car elles ne sentaient pas leur liberté pédagogique entravée. « Cette méthode ne nous a pas été amenée comme une méthode unique mais comme une tentative de réunir tout ce qui fonctionne le mieux. Ce n’est pas « la » méthode mais une méthode très intéressante et prometteuse si elle évolue avec les retours des enseignants comme il nous l’a été dit ». Pour Annabelle le risque d’une méthode unique est assez loin car l’effet maître, mais aussi élèves, est considérable dans l’apprentissage. « Une même méthode suivie par deux enseignants sera en réalité amenée de façon différente car nous apportons notre expérience, nos lectures… Même si elle se voulait unique elle ne le serait pas ».
Une entrée par la lettre et non par le son
Riche de son expérience d’enseignement en CP, pendant plus de dix ans, Annabelle analyse avec recul la méthode. « La méthode me plait pour de multiples raisons. Elle est efficace pour l’acquisition des correspondances graphèmes, lettre ou groupe de lettres, /phonèmes, son produit par une lettre ou un groupe de lettre. Elle développe également la combinatoire, comme le b+a=ba, et n’oublie pas le lien lire/écrire mis en avant dans les recherches de Roland Goigoux et confirmé par les neurosciences ». C’est d’ailleurs le fait de tester une entrée graphémique, par la lettre, plutôt que phonémique, par le son, qui l’a emballée. « Jusqu’à présent les méthodes de lecture entraient par la phonologie. Même si Roland Goigoux, dans sa recherche Lire-Écrire, ne voit pas de résultats significatifs selon l’entrée, je voulais tenter. L’entrée graphémique à l’avantage, selon moi, de permettre à un plus grand nombre d’enfants de pouvoir s’y accrocher car nos élèves les plus faibles n’ont pas toujours une conscience phonémique assez développée pour entendre, percevoir ces sons alors que la lettre est plus facilement accessible ».
Une méthode sans manipulation et peu de compréhension
Pour autant, cette méthode ne peut se suffire à elle-même selon l’enseignante. Sa binôme et elle l’enrichissent d’ateliers de manipulation. « La méthode ne propose pas de manipulation comme on le faisait habituellement. On a continué car cela nous semble fondamental et on a mis en place des ateliers par groupe de besoins. Les élèves y manipulent les lettres pour faire un mot, les mots pour faire des phrases… Avec les plus faibles, nous continuons le travail de phonologie entamé en maternelle. Nous travaillons aussi la reconnaissance des lettres avec ceux qui en ont encore besoin ».
Le bât blesse aussi du côté de la compréhension. « La méthode n’a aucun volet compréhension. Certains dirons que c’est une méthode de lecture, mais l’un ne va pas sans l’autre. Il faut travailler sur la compréhension orale afin que les élèves puissent construire des stratégies de compréhension. La lecture sans compréhension n’a pas de sens, c’est du décodage. Alors on continue de travailler sur le vocabulaire et sur les textes lus à l’oral. Il faut qu’ils apprennent à lire, mais il faut aussi qu’ils comprennent ce qu’ils lisent. Ca prend du temps, on ne verra pas forcement les effets en CP mais nous devons amorcé ce travail pour que les élèves puissent comprendre des textes écrits et à terme avoir une lecture experte ».
Une méthode qui nécessite une formation spécifique
Annabelle et sa collègue ont donc pu s’appuyer sur leur expérience de l’enseignement au CP. Mais tous les enseignants n’ont pas cette chance. L’un des risques, c’est bien que de jeunes enseignants, sans expérience, se retrouvent avec un manuel qui leur semble livré clés en mains. « Nous avons eu la chance de bénéficier d’une formation qui nous a fait entrer dans la méthode. Si un enseignant n’a pas eu de formation et qu’il utilise la méthode sans avoir vraiment pris le temps de bien explorer le guide du maitre et sans travailler par ailleurs la manipulation et la compréhension, les élèves seront en difficulté ».
Pour Annabelle, « la méthode est intéressante et nous avons pu apporter notre expertise pour la compléter là où nous sentions qu’il le fallait. Nous apprécions aussi que les enfants ne soient pas distraits par des illustrations inutiles. Et, petit plus non négligeable, nos élèves apprécient leur méthode de lecture non pas parce qu’il y a un affect avec un personnage imaginaire mais parce qu’ils se voient progresser. La méthode est un outil mais ce n’est pas tout ».
Une méthode en attente de validation scientifique
Lors de la présentation de la méthode, les enseignants ont été assurés qu’il s’agissait d’un projet dans lequel leurs retours seraient pris en compte pour l’améliorer. Une sorte de recherche-action sans chercheurs pour l’instant, puisque le Ministère n’a lancé que très récemment un appel à manifestation d’intérêt pour sélectionner le laboratoire qui sera chargé du suivi.
Le risque d’une méthode estampillée Ministère de l’éducation nationale
Pour Melinda, maître formatrice spécialisée dans la lecture et ayant participé au plan lecture de son département, l’un des principaux risques est « une méthode de lecture estampillée par le ministère, cela veut dire concrètement que les enseignants de CP n’ont plus le choix des supports d’apprentissages.
Que répondre à des parents qui vous mettent sous le nez LA méthode en disant Madame vous ne respectez pas les préconisations du ministère. Nous l’avons déjà vécu au moment où un ministre s’était prononcé sur les méthodes dites globales et syllabiques. Des parents m’avaient dès le début de l’année posé la question en me demandant laquelle des méthodes j’allais utiliser et si j’allais respecter ce que disait le ministre. Cela pose un vrai problème de liberté pédagogique ».
La méthode semble un secret bien gardé, même elle qui travaille sur cette thématique depuis de longues années, n’y a pas eu accès. Alors plutôt que sur le fond, c’est sur les répercussions qu’auraient une méthode institutionnelle d’apprentissage de la lecture qu’elle s’interroge. « En tant que formatrice je conseille les enseignants sur la mise en œuvre des apprentissages, que leur dire sur la liberté pédagogique ? Et puis, est-il possible avec ce guide d’adapter la programmation au vécu de la classe ? On part souvent de celui-ci pour aborder certains sons. Pourra-t-on encore s’adapter ou devrons nous suivre au pied de la lettre la prescription ? Et autre inquiétude, et pas des moindres, l’enseignant peut-il adapter cette méthode en fonction des élèves qu’il a dans sa classe ? Je m’inquiète ». Pour Melinda, cette méthode ressemble beaucoup trop à un manuel officiel, « ce serait en rupture avec l’édition scolaire et le fait de choisir les manuels par les enseignants eux-mêmes ».
Valérie Barthez : Alerte sur la liberté pédagogique
« Ce qui nous alerte c’est la liberté pédagogique des enseignants », nous a confié Valérie Barthez, directrice de l’association Les éditeurs scolaires, qui regroupe les éditeurs scolaires. L’association ne s’émeut pas des critiques portées, l’an dernier, par le Conseil scientifique de l’Education nationale sur les manuels de lecture. « Aujourd’hui il y a des méthodes de lecture qui sont proposées par les éditeurs et les enseignants ont le choix de leur méthode. La diversité des méthodes nous semble un élément important de liberté ».
Pour son association, l’essentiel c’est que cette liberté demeure. « Si la méthode du ministère est une méthode de plus, il n’y a rien à dire. Tout juste s’étonner de voir le ministère devenir éditeur. Par contre si la méthode est imposée on regardera ça avec attention ».
Une vieille histoire
Ce qui alimente le soupçon c’est à al fois le passée et le présent du ministre. Dans le paesé, comme directeur adjoint du cabinet de G de Robien, il a participé une opération qui visait à disqualifier les méthodes existantes et à imposer une méthode syllabique. La résistance des enseignants et de nombreux chercheurs a mis fin à cette tentative qui s’est terminée par la défaite complète de G de Robien. Cette tentative populiste, où les parents étaient invités à faire pression sur les enseignants, aura finalement beaucoup nui aux élèves, ballotés entre leur maitresse et leurs parents.
Plus récemment, le Conseil scientifique de l’éducation nationale, où on retrouve des acteurs de l’épisode de 2006-2007, a fait lui aussi de la lecture son cheval de bataille principal. Il a multiplié les guides, les logiciels et son président n’hésite pas à définir les qualités d’un bon enseignant de CP. Il ‘a encore fait le 1er décembre. La méthode Lego n’a pas été publiée par le conseil scientifique. Mais elle a son aval.
Qu’en pense la science ?
Justement la science elle pense quoi du manuel unique de lecture ? Il y a une semaine nous avons interrogé Michel Fayol, membre du Conseil scientifique, auteur , avec Maryse Bianco, du rapport » Pédagogie et manuels pour l’apprentissage de la lecture » et sans doute un des meilleurs experts de l’apprentissage de la lecture.
Pour lui, le guide orange, très prescriptif, publié par la Dgesco » relève plus d’une décision politique ». Dans son interview au Café pédagogique, il souligne l’inanité d’un manuel unique d’apprentissage de la lecture. » Je voudrais insister sur le fait qu’il n’existe pas de manuel idéal sans penser à celui qui l’utilise. Finalement, quelque manuel que ce soit, aucun enfant n’apprendra tout seul. Il a besoin d’un maître ou d’une maîtresse, ce rôle là nous le connaissons très mal. Hormis quelques études, dont celle de Roland Goigoux, nous avons besoin de savoir comment les enseignants et enseignantes enseignent. Non pas pour trouver les bons ou les mauvais, il s’agit plutôt d’essayer de s’interroger sur la manière dont on peut individualiser les apprentissages. Pour l’instant, ce que nous savons est très général et nous avons des élèves qui sont des individus avec des différences importantes »
C’est somme toute ce que nous a dit Annabelle. La méthode Lego, dont le ministre a annoncé le lancement en septembre dernier n’augure rien de bon. On sait la tendance de la rue de Grenelle à vouloir « formater » les enseignants, en s’appuyant soi-disant sur les neurosciences pour livrer une formule clé en mains. Mais même si Annabelle, et probablement d’autres enseignants engagés dans l’expérimentation, reconnait des atouts à cette méthode de lecture, elle ne saurait à elle seule suffire à combler les lacunes des élèves en difficulté. Quoique l’on en pense au Ministère, enseigner est un métier, une méthode, quelle qu’elle soit, reste un outil…
Lilia Ben Hamouda et François Jarraud