En ces temps de confinement total ou partiel, pourquoi ne pas déconfiner la littérature elle-même en la faisant sortir des livres et de l’Ecole ? Au lycée Condorcet, à Saint-Maur, Marie-Pierre Verhille a invité ses 1ères à relever le défi suivant : choisir librement un poème, le placer dans un lieu assorti, envoyer une photo de cette composition. Elle a ensuite partagé les créations sur un compte Instagram pour favoriser de l’interactivité entre les élèves. Avec comme récompenses : les plaisirs des lectures partagées et de la créativité. Passe ton bac d’abord, objecteront certain.es ! Et si, avant tout, il s’agissait de libérer la poésie des supports qui l’enferment et des représentations qui l’étouffent ? Et si l’Ecole elle-même confinait les biens culturels ?
Dans quel contexte avez-vous mené ce travail de « déconfinement de la poésie » ?
Ce travail de « déconfinement de la poésie » s’est inscrit, en classe de 1ère générale, dans le cadre de l’étude du genre poétique. Même si des œuvres intégrales et des parcours sont au programme, il est possible d’élargir les perspectives et de mener des activités qui mettent en lumière le genre étudié.
Ce projet m’est venu à l’esprit au moment de la crise sanitaire. Il était important de maintenir le goût au travail (surtout à distance), tout en impliquant les élèves dans un projet en autonomie. La continuité pédagogique était déjà à l’œuvre puisque nous menions les lectures linéaires à distance sur Les Contemplations de Victor Hugo. Au cours de l’année scolaire, nous avions déjà pu travailler via le numérique, notamment pour des créations d’émissions radiophoniques et j’avais créé des listes des classes avec toutes les adresses électroniques des élèves. Ainsi durant la période de fermeture du lycée, nous pouvions échanger entre élèves et professeure, ne serait-ce que par courriel.
Quelles étaient vos ambitions ?
Ce projet visait avant tout à laisser libre cours à la créativité des élèves. Le travail pouvait aussi être mentionné par les élèves lors de l’entretien du Bac. Il s’agissait aussi d’envisager différemment la lecture cursive, c’est-à-dire de l’approcher de façon attractive. Par ce projet l’enjeu était de « déconfiner » la littérature, la lecture et les livres. Mon but était donc essentiellement centré sur l’adhésion et l’envie des élèves, ce qui a vraiment été le cas ! Vous l’avez compris, sortir la Littérature de l’école et du cadre institutionnel scolaire était mon principal objectif.
Quelles consignes de travail avez-vous données aux élèves ?
Les consignes ont été envoyées par mail. J’ai fait en sorte que celles-ci soient précises et synthétiques afin que les élèves soient le plus autonomes possibles. J’ai présenté le projet comme un défi, celui de déconfiner un poème d’un recueil (auteur, siècle, forme du poème, tout fut laissé au choix de l’élève) pour qu’il habite un endroit avec lequel il est assorti. Il s’agissait ensuite de prendre une photographie de leur propre composition et de me l’envoyer par courriel (sous format jpeg). Dans les consignes j’ai précisé que les créations seraient publiées sur un compte Instagram dont je disposais. Les images devaient donc être créées ou alors puisées dans des sites libres de droits. Pour ce projet, j’ai choisi le titre #UnPoemeUnePlace, tout en donnant aux élèves la possibilité d’ajouter des « hashtags » en légende de leur création. Ils ont l’habitude de poster des photos et de partager sur ce réseau social, alors l’idée de voir leur création publiée et susceptible de remporter des « likes » pouvait installer les élèves dans une dynamique de travail créatif.
Le partage et la publication se sont faits sur Instagram : selon quelle procédure ? pourquoi avoir choisi ce réseau social plutôt qu’un espace institutionnel ?
Instagram est un réseau social que les élèves connaissent et maîtrisent. Toutefois pour la publication des créations, je disposais d’une page professionnelle créée à l’occasion d’un autre projet lors de la précédente année scolaire. Ainsi je pouvais publier les différentes créations qui me parvenaient sans devoir consulter les pages personnelles des élèves.
Je me suis dit aussi que ce réseau social pouvait entraîner l’adhésion rapide des élèves (le fait de voir une création en ligne est valorisant. Par ailleurs les élèves pouvaient en parler à d’autres, et même à leur entourage) et celle d’un public plus large puisque les publications n’étaient pas limitées au groupe classe. Une interactivité était donc nourrie. Du reste l’ensemble de la classe pouvait voir les créations poétiques et ainsi découvrir les différents styles de composition. Le partage m’apparaissait essentiel, surtout lors de ce temps d’enseignement à distance. Enfin, le fait de passer par un réseau social plutôt qu’un espace institutionnel démystifiait le travail autour de ces lectures cursives et rendait l’approche ludique (ne serait-ce qu’à l’idée de « remporter » des likes).
Parmi les créations d’élèves, lesquelles vous ont paru particulièrement intéressantes ? Pourquoi ?
Qu’il est difficile de choisir ! En tout cas, le bilan est positif car ce « déconfinement de la poésie » a permis de mettre en œuvre autrement les compétences des élèves et de valoriser leur esprit inventif. Les élèves peuvent être fiers de montrer à distance leur réalisation à leurs amis et à leurs proches. Alors s’il fallait sélectionner les créations les plus intéressantes, je dirai que les compositions autour des poèmes de Baudelaire sur « Le Balcon » et « Le Chien et le Flacon » ont retenu mon attention. Elles montraient notamment comment les élèves tiraient parti de leur univers personnel pour le rapprocher de celui du poète. Certains élèves ont eu à cœur de trouver des éléments originaux. Le poème « Nutella » écrit par Erika en est un exemple. Cette création est presque devenue un calligramme selon l’imagination et le regard de l’élève. Plus globalement, je pense que ce projet est une espèce de miroir cathartique. En pleine période de confinement, il était essentiel de laisser la parole s’exprimer et de pouvoir sortir les élèves de leur enclave, et en quelque sorte aussi de leur solitude.
De manière générale, en quoi vous semble-t-il pertinent de faire sortir ainsi la littérature des livres et de l’Ecole ?
L’Ecole a pour mission de permettre à tous de maîtriser la lecture et de développer l’intérêt des élèves pour les livres. Mettre en œuvre des projets et des actions autour de la lecture et faire sortir la littérature du cadre de l’école participent à la construction de la personnalité de l’élève. En « déconfinant » la littérature et ici en l’occurrence la poésie, je voulais surtout entraîner un plaisir. En laissant de la liberté pour choisir le poème et sa « mise en scène », chaque élève se confrontait à la lecture de différents textes avant de faire son choix et sollicitait son imaginaire pour le travail de composition. Ainsi, même si des contraintes sont définies, des libertés sont offertes à l’élève et la liberté n’a pas de prix !
Une telle expérience vous semble-t-elle transférable dans un autre contexte ou sur d’autres genres littéraires ?
Bien sûr ! Cette expérience peut aisément s’adapter à d’autres genres, notamment les fables (celles de La Fontaine font d’ailleurs partie du programme en séries générales comme technologiques) ou encore des extraits d’œuvres théâtrales. Transférer ce projet dans un autre contexte est également possible. A ce propos, je suis en train de mettre en place une expérience à l’aube de cette nouvelle année scolaire. Je n’en dis pas plus pour le moment (un peu de mystère…). Un indice : il s’agit toujours de faire sortir la littérature, la lecture et les livres de l’Ecole, mais cette fois-ci en proposant à la littérature d’habiller les rues de la ville où j’enseigne à présent…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut