Transformation cognitive, transformation sociale, transformation spatio-temporelle. C’est au plus profond de notre fonctionnement mental que se situe le potentiel de travail d’apprentissage à distance. Enseigner à distance n’est pas qu’une question de moyens techniques. C’est d’abord une question d’intention, d’engagement. Il s’agit tout autant de l’intention des jeunes que de l’intention de ceux qui mettent en oeuvre cette mise à distance. La question qui est sous-jacente, indépendamment de la période de crise, est celle des compétences pour participer à un dispositif à distance d’une qualité réelle dans les apprentissages. Ce pari a été engagé dans plusieurs expérimentations qui par la suite se sont pérennisées et ont montré que c’était possible. Bien sûr, les contextes de mise en oeuvre doivent être analysés plus finement pour comprendre ce qui a été possible ou pas.
Une question posée en 1972
En 1972, Jean Hassenforder problématise la mise à distance (appelée alors enseignement par correspondance). Il écrit : »Il semble d’ailleurs que l’on ait beaucoup exagéré jusqu’ici l’importance de la présence en classe. […] Dans le modèle traditionnel, le professeur est la source principale d’information. Il ne peut plus en être ainsi désormais. » (L’innovation dans l’enseignement, Casterman, 1972). Poursuivant son analyse, à propos des technologies éducatives en développement à l’époque, il met en évidence ce qu’aujourd’hui nous questionnons encore : l’école présentielle traditionnelle doit évoluer et en particulier les enseignants doivent davantage travailler en équipe. Par ces propos, qui datent, nous voulons montrer la récurrence des questionnements sur le modèle scolaire et universitaire. Alors que la crise actuelle démontre des possibles et des résistances, il est nécessaire d’interroger le fait que ces questions de distance ne soient pas nouvelles, et que les tentatives de réponse n’ont pas été, elles, nouvelles. Avec les développements des moyens numériques personnels, nous avons toujours les mêmes interrogations. Plus que résilient, le système scolaire et universitaire formel est d’abord résistant. Au lieu d’imaginer du nouveau, on renforce l’antérieur sans l’interroger, comme un allant de soi.
Alors que leur familiarité avec l’utilisation quotidienne du numérique est souvent impressionnante, la jeunesse peut se retrouver en difficulté face à l’apprentissage à distance. Car les exigences spécifiques de cette situation ne sont pas dans la continuité des pratiques quotidiennes. Parfois pourtant on observe des transferts.
Dans la suite de cette approche globale il convient de distinguer différents âges, différentes situations, différentes manières d’envisager l’école, l’université. En effet, réduire « la jeunesse, les jeunes, les élèves, les étudiants » à une catégorie globale est une erreur méthodologique ou un procédé argumentatif que l’on utilise pour influencer ou manipuler. A cela, il faut ajouter aussi la nécessité de spécifier mieux les situations vécues pour améliorer la compréhension de ce qui se joue réellement. On pourra se référer aux écrits d’Howard S. Becker pour comprendre ce que cela signifie. Tous les jeunes ne sont pas égaux face à la situation de mise à distance. Tous les dispositifs de mise à distance ne sont pas équivalents. Et ce qui manque largement en ce moment, c’est l’exploration plus systématique de ces dispositifs (un inventaire critérié) et de leur mise en oeuvre avec les effets produits.
Inventer seul son métier d’élève
S’adapter à des transformations est une des capacités les plus intéressantes de l’humain. S’adapter, cela peut aussi dire se transformer, faire évoluer autour de soi son environnement humain et matériel. L’exemple de l’aménagement de l’espace physique de travail est une illustration de cela. Chacun va aménager son espace et sa propre manière de l’utiliser pour faire face à la situation nouvelle. Avec la mise à distance, c’est justement cet espace qui se transforme : on passe de l’espace scolaire partagé à l’espace privé, personnel. Selon les contraintes imposées par les dispositifs d’enseignement à distance, l’élève et l’étudiant va donc devoir penser son espace personnel de travail. Il va bien sûr y intégrer la contrainte numérique imposée par le dispositif. Mais il va devoir aussi transformer son modèle mental de travail : transformation cognitive, transformation sociale, transformation spatio-temporelle. C’est au plus profond de notre fonctionnement mental que se situe aussi le potentiel de travail d’apprentissage à distance.
La situation de contrainte qui met à distance l’élève est d’abord une surprise et une découverte d’un univers nouveau : rares sont les élèves qui ont eu l’expérience de cette situation avant le confinement de mars 2020. Ceux qui ont été précédemment empêchés d’aller à l’école (en particulier ceux souffrant de maladies ou de handicaps) ont déjà été mis dans cette situation. Il a donc fallu que la plupart des élèves mettent en place des stratégies spécifiques pour accepter cette situation et la vivre au mieux. Le rôle des parents, des proches, de la fratrie n’a pas été sans importance. On peut d’ailleurs y repérer une question passée souvent sous silence en présentiel, celle de l’engagement personnel, celle du sens de cet engagement. Le fameux « métier d’élève » repose en grande partie sur cela, lorsqu’il est adopté par le jeune. Mais ce métier repose aussi sur le groupe classe, l’organisation scolaire, le cadre extrinsèque de l’activité. Avec la mise à distance, le jeune est amené à intérioriser ce cadre, à l’imaginer, mais différemment de ce qui est vécu en présentiel. C’est d’ailleurs ce qui a fait difficulté : on tend d’abord à reproduire ce qu’on connaît et on adapte les moyens techniques pour y parvenir. Mais l’inscription de ces dispositifs distants dans la durée impose de construire de nouvelles manières de faire, fondées sur de nouvelles représentations de la situation. Ce travail est forcément long et c’est d’ailleurs ce qui fait que la période de confinement semble si pauvre en transformations pédagogiques et qu’elle ne peut servir de repère ou d’espace d’innovation qu’à la marge.
Des leçons à retenir
A contrario, la situation de confinement a révélé que, malgré tous les obstacles présents, la mise à distance peut fonctionner. Pour un élève, c’est une découverte et certains ont réussi à faire de cette situation un enrichissement de la relation, soit avec les autres élèves, soit avec les enseignants. Même si le cadre scolaire est resté le même pour les élèves du secondaire, cela n’a pas été aussi difficile qu’on aurait pu le penser. Dans le supérieur, ce sont d’abord les enseignants qui semblent le plus mal supporter la mise à distance. Toutefois les taux d’abandon en première année sont, semble-t-il plus importants qu’auparavant (ce qui reste à vérifier, car en présentiel il est plus difficile de repérer les présents/absents). C’est dans le primaire que la situation a été la plus délicate. L’importance du cadre pour les élèves d’école primaire est fort. Sa relative disparition et le relais pris par les parents ont été parfois très négatif. Quant aux enseignants, la surprise totale a été amplifiée par l’absence, quasi générale, de moyens numériques réellement accessibles à tous, de même qu’aux élèves. D’ailleurs, le recours aux services de la poste et autres distributions de documents papiers a été l’illustration, à défaut de preuve, de cette incapacité. Même si le ministère a tenté de fournir des ressources, elles étaient trop éloignées des réalités quotidiennes de la classe de chaque jour et de tout ce qu’elles apportent aux enfants, au-delà des apprentissages scolaires. On ne peut imposer cela aux plus jeunes, d’ailleurs le ministère a fini par le comprendre…
Si l’on ne peut mettre la jeunesse dans cette situation de mise à distance, sans préparation, ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas imaginer une « autre école », comme l’évoquait jadis Jean Hassenforder (voir l’ouvrage « l’innovation dans l’enseignement » page 83 -109). En titrant un chapitre : « la fin de l’école » (p.96), il faut se rappeler que ce propos est tenu en 1972, avant même le collège unique de M. Haby, M Hassenforder posait déjà la question de cette forme de présentiel qui devrait se transformer du fait des technologies éducatives. Cinquante années après, son propos n’a rien perdu de son actualité… mais encore aurait-il fallu ne pas l’oublier… l’ignorer. Lorsque la situation sanitaire redeviendra proche de ce qu’elle était avant la pandémie, saura-t-on repenser les fondements de l’école et son organisation . Je ne peux le croire, même si je l’espère…
Bruno Devauchelle