Peut-on enchanter le quotidien par les temps qui courent sans se bercer d’illusions trompeuses ? En 2013, la réalisatrice Agnès Jaoui (également actrice et coscénariste avec Jean-Pierre Bacri, son complice de toujours), adepte depuis « Le Goût des autres » [2000] de comédies sociales au ton acerbe, fait un pas de côté réjouissant et nous offre « Au bout du conte ». Abandonnant la structure classique de la chronique satirique, le duo concocte une fiction chorale à l’humeur vagabonde dans laquelle les spectateurs, petits et grands, reconnaissent facilement les figures des contes de leur enfance. Pourtant, même si les personnages principaux endossent sans le savoir des rôles et des costumes légendaires, la cinéaste (également interprète d’une fée bien intentionnée et maladroite) joue avec humour des stéréotypes et nous propose un enchevêtrement de destins malmenés par la dure réalité. « Au bout du conte », mélange savoureux de rêves merveilleux, de déconvenues cinglantes et d’heureux hasards, résonne en nous comme un appel à l’intelligence et à la générosité face aux mutations de l’amour et des liens affectifs dans nos sociétés dites modernes.
La jeune Laura et son rêve de prince charmant
Montée en puissance d’une musique lyrique et majestueuse, forêt épaisse et profonde dans laquelle on avance sans crainte, porte qui s’ouvre sur la blancheur d’une mer se soulevant en vague écumeuse et, plus loin, surplombant le chemin, la silhouette en contrejour d’un jeune homme à qui Laura (Agathe Bonitzer) peut donner la main sans hésitation. La nuit se lève et la frêle jeune fille à la peau diaphane et à la longue chevelure raconte son rêve : elle va rencontrer le prince charmant. Ce sera le cas, en effet, peu après cette scène inaugurale, en la personne de Sandro (Arthur Dupont). Elle croit au grand amour, lui a bien envie d’y croire. Il espère aussi devenir le compositeur de talent (que certains reconnaissent déjà dans l’orchestre dont il fait partie). Mais Sandro manque de confiance en lui…
Nous faisons également la connaissance d’une voyante qui croit lire dans l’avenir des autres avec une précision renversante. Nous découvrons Pierre (Jean-Pierre Bacri), propriétaire d’une auto-école, solitaire taiseux qui affiche sa détestation des enfants et des relations avec autrui, obsédé depuis l’enterrement de son père par la date prochaine de sa propre mort annoncée sans sourciller par la dite voyante. Marianne (Agnès Jaoui), quant à elle, rêve à un destin de grande comédienne en courant les auditions sans lendemain. En attendant, elle entoure d’affection et de conseils bienveillants famille et entourage. Elle organise des spectacles de patronage, en costumes et décors du Mon-Age, où des enfants récalcitrants sont supposés incarner des jeunes amoureux ou des légumes géants.
Nous croisons aussi, en compagnie de Laura toute vêtue de rouge cherchant la direction de la maison de sa tante dans une forêt pourtant familière, un drôle de type, indiquant avec malice plusieurs chemins possibles à la jeune fille perdue à emprunter selon son humeur (réaliste ou rêveuse). A l’arrivée, Laura retrouve Maxime (Benjamin Biolay), voisin de Marianne, grand séducteur (et méchant loup, le ‘guide’ de la forêt’) qui la trouble. Une attirance puis une liaison remettant en cause l’évidence de son amour pour Sandro.
Conte moderne, entre caprices des coeurs et cruauté de l’existence
Et nous n’en avons pas fini avec les chemins qui se croisent, les cœurs qui s’emballent et les adultes (ceux qui le deviennent, ceux qui croient l’être depuis longtemps) qui dépriment. Il y a bien aussi une petite fille grave qui croit en Dieu, une croyance absolue à laquelle les adultes ne semblent guère prêter attention. Pierre, pour sa part, ne sait à quel saint se vouer et, lorsqu’il évoque des ‘idées noires’ à son podologue, ce dernier propose de l’orienter vers un psychologue. Est-il si sûr dans sa détresse et sa solitude de n’avoir aucun besoin d’affection ni d’élan vers les autres ?
Plus nous avançons dans cette farandole vagabonde, ponctuée de fêtes pour enfants, de concerts entre jeunes ou de cérémonies plus officielles (ainsi la remise d’une médaille à un homme important, de haut rang : le père-le roi, Didier Sandre-de Laura), plus les rêves se dissipent, plus les masques tombent aussi. L’art de la mise en scène d’Agnès Jaoui consiste dans la cohabitation, sur le même plan, de l’absolutisme et des certitudes de la jeunesse et de la perte brutale des illusions. En parallèle, dans le foisonnement du conte, d’autres aspirations émergent chez certaines figures d’adultes, sympathiques ou arrogantes.
Ainsi la cruauté et le cynisme de Maxime (face à l’évanouissement de Laura après absorption excessive de substances toxiques) produisent une sorte de décharge électrique dans le tissu narratif et appellent à un retour à la réalité. Un choc qui déborde sur d’autres personnages supposés moins fragiles que la jeune amoureuse bafouée.
Comment survivre, le cœur brisé, à un premier amour à l’heure des relations éphémères et des clichés tenaces ? Quel sens donner à la parentalité quand les unions ne durent pas et que les familles se recomposent ? Comment élever ses enfants sans brider leurs désirs les plus fous ? Comment aimer et vivre dans une société qui fasse la part belle à la poésie et au merveilleux tout en regardant en face les périls qui en menacent la cohésion et le sens.
Avec « Au bout du conte », fable loufoque et pleine de charme, la cinéaste Agnès Jaoui nous questionne, à sa façon lucide et généreuse.
Samra Bonvoisin
« Au bout du conte », film d’Agnès Jaoui-disponible sur francetv jusqu’au 30 nov. 2020