Et si, en ces temps de distanciation sociale, voire pédagogique, le défi était plus que jamais de faire de la classe une communauté de travail et d’imaginaire ? Et si pour cela on osait l’aventure de l’écriture collective ? Aurélie de Mattéis montre la voie en 6ème au collège Pablo Picasso à Montesson. Les élèves ont été amenés à faire vivre leur expérience de lecture d’un roman de Jean-Claude Mourlevat : ils ont écrit des romans d’aventures, en interaction avec l’écrivain, en articulant activités individuelles et collaboratives, en conciliant créativité et réflexivité. Eclairages sur le cheminement, conseils de mise en place d’un travail de groupe et d’une écriture sur pad, bilan d’un projet motivant et fédérateur, au point de « libérer quelques élèves »… Au final, un autre défi est relevé : combattre les risques de distanciation avec l’écrit…
Le projet prend appui sur la lecture cursive d’un roman de Jean-Claude Mourlevat, « La rivière à l’envers » : pouvez-vous nous présenter ce roman ? Comment avez-vous aidé les élèves à s’approprier le roman ?
La lecture de ce roman s’inscrit dans la thématique des récits d’aventure. Ce roman raconte l’histoire de Tomek, jeune orphelin qui tient la seule épicerie du village. Sa vie est bouleversée lorsque d’Hannah entre dans sa boutique et lui demande un peu d’eau de la rivière Qjar. Il part alors à sa recherche. Les élèves ont été aidés d’un guide de lecture afin de s’aider à s’approprier le roman. Ce document leur permettait d’organiser leur lecture à la maison et de repérer les informations essentielles.
Pour nourrir l’écriture, vous avez amené les élèves à faire émerger certains invariants du roman d’aventure : lesquels ? comment avez-vous mené ce travail ?
Nous avons mené une séance avec le professeur documentaliste. Nous avons d’abord demandé quel était leur genre de roman et de films préféré. Les élèves ont très vite répondu qu’ils aimaient l’aventure. Ensuite, nous leur avons demandé une liste de titre de livres ou de films afin de chercher ensemble les invariants. Nous avons très vite remarqué qu’ils aimaient pouvoir s’identifier au héros, souvent adolescent. Ensuite, nous avons repéré que les personnages principaux étaient souvent seuls, orphelins ou loin de leur famille, qu’ils allaient quitter un environnement familier et que leur quête leur permettrait de rencontrer des amis ou des aides. Ils sont confrontés à des épreuves qui leur permettront d’évoluer et de prendre confiance en eux.
Le projet articule travaux individuels et collectifs : comment, en pratique, avez-vous organisé ces différents moments ?
Les élèves avaient déjà une certaine habitude des travaux de groupe qui commencent toujours par une phrase de travail individuel. Dans le cadre de ce travail, il fallait pouvoir organiser des temps d’écriture personnelle et des moments collaboratifs consacrés à la relecture ou à l’écriture.
Dans un premier temps, chaque élève a créé un personnage, a rédigé un portrait et l’a présenté au reste du groupe. Ils ont ensuite échangé afin de sélectionner les protagonistes. Ensuite, le groupe construit le plan : ils ont défini la quête, les épreuves et la fin du roman.
Le groupe a rédigé ensemble le début de l’histoire. Ils devaient présenter les motivations du héros à quitter son environnement. Pour écrire cette partie, le groupe de 4 se divisait en binôme. Ensuite ils se rassemblaient afin d’échanger et de retravailler le texte sélectionné.
Chacun d’eux était en charge du récit d’une des aventures. Deux heures ont donc été consacrées à cette écriture. Dans la deuxième heure, ils pouvaient échanger et poser des questions aux membres du groupe. A la fin, ils écrivaient la dernière partie ensemble. Le groupe a aussi eu un travail de relecture et de conseil.
Il faudrait que les élèves apprennent à maitriser la langue avant qu’ils ne se prennent pour des écrivains, objecteront certains : que leur répondriez-vous ?
Je répondrais que la poésie nait parfois de l’erreur et qu’écrire un texte sans faute ne fait pas de nous des écrivains. Ils sont devenus des écrivains en construisant un récit et en voulant provoquer des émotions chez leur lecteur.
Ecrire pour être lu permet un travail très efficace sur la maitrise de la langue. D’abord, les élèves sont beaucoup plus rigoureux quand ils écrivent pour un pair. Ils font davantage d’efforts. Ensuite, ils n’ont pas l’impression de travailler la langue puisqu’ils inventent une histoire, cela les libère d’une certaine pression de l’exercice d’orthographe. Enfin, ils commentent, conseillent et corrigent leurs camarades. Ils vont donc mobiliser des connaissances lexicales, syntaxiques ou grammaticales.
L’écriture collective reste encore peu pratiquée à l’Ecole : quels vous semblent ses intérêts ?
L’écriture collaborative est un exercice que je mène régulièrement. J’y vois plusieurs intérêts. Les premiers sont ceux énoncés précédemment : amener les élèves à échanger, à confronter leurs idées. Ensuite, tous les élèves participent au projet. Un élève en difficulté est stimulé par les autres et participe. Enfin, cela permet d’écrire de longs récits et d’avoir une histoire aboutie.
Pouvez-vous donner des conseils pour surmonter les difficultés que l’écriture collective peut poser et convaincre les collègues qui hésiteraient à se lancer ?
Dans un premier temps, il faut travailler sur l’ambiance de classe. Il faut que les élèves comprennent que commenter le travail d’un autre ne signifie pas porter un jugement sur une personne. On travaille aussi sur la bienveillance.
Pour constituer les groupes, tout dépend de l’exercice. Dans le cadre de l’écriture de ce roman, je leur ai demandé de constituer des binômes que j’ai ensuite associés pour faire des groupes de 4.
Tous mes travaux de groupe commencent par un travail individuel. Je leur demande d’abord de réfléchir seul afin de ne pas avoir d’élève qui s’isole. On peut aussi leur attribuer des rôles ou leur demander de changer de scripte pour impliquer l’ensemble du groupe. Par exemple, pour l’écriture de ce roman, ils devaient compléter une carte mentale et je devais voir des écritures différentes.
Il faut aussi gérer le bruit. Plusieurs méthodes : projeter un outil qui permet aux élèves de visualiser le moment où ils font trop de bruit, donner à un élève le rôle du maitre du bruit, intégrer dans la note une partie sur la gestion du temps et du bruit….
En ce qui concerne l’évaluation, la notation reste individuelle. La note regroupe 3 évaluations : une note de groupe évalue les parties rédigées en groupe, une note évalue le récit de l’aventure (donc une note individuelle) et une note pour l’investissement et l’implication.
L’écriture numérique reste elle aussi peu pratiquée à l’Ecole : en quoi le numérique vous semble-t-il favoriser la mise en œuvre de tels projets ?
Le numérique permet de valoriser le travail des élèves grâce à la publication des travaux, le travail sur la mise en page et l’illustration. Il permet surtout un travail sur le brouillon. En effet, les élèves ont parfois du mal à corriger les textes, ils ont peur de la rature, se perdent dans les différentes modifications apportées au texte. Le traitement de texte permet un travail sur l’écriture.
Enfin le Pad a été utilisé par les élèves pour commenter les travaux. J’ai donc lu les commentaires, cela m’a permis de modérer certaines interventions et de valider ou non certaines propositions. Cela m’a aidé à évaluer la partie sur l’investissement. Cela les a aussi obligés à réfléchir au commentaire car ils savaient qu’il serait lu.
Au final, quel regard portez-vous sur les créations des élèves ?
J’ai beaucoup aimé ce travail avec eux. Les productions sont dans l’ensemble réussies, agréables à lire. Ils ont eu la chance de pouvoir rencontrer Jean-Claude Mourlevat et de lui lire leurs textes. Cette expérience leur a permis de prendre conscience qu’ils étaient eux aussi des écrivains. Je pense que cela a libéré quelques élèves.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut