Nous proposons une réflexion sous les auspices des valeurs de la république : liberté, égalité, fraternité. Comment parler de Bonheur et de bien-être dans la période que nous vivons ? Le point de vue développé ici s’appuie sur la préoccupation de la prise en considération des élèves, des enseignants et membres des équipes éducatives en tant que personnes à part entière et ayant leur libre arbitre.
La considération et non l’autorité
Les enseignants sont formés en alternance, c’est une bonne chose, elle permet d’être confronté aux réalités du métier et également d’offrir un temps de recul, c’est donc le temps d’une construction identitaire en acte. Mais en ce moment on peut s’interroger, comme les stagiaires professeurs, sur la nature de cette identité professionnelle. Des attentes contradictoires sont exprimées vis-à-vis des enseignants et éducateurs : être autonomes et responsables dans sa classe, suffisamment pour assurer la sécurité sanitaire des élèves par exemple, mais jugés incapables de faire un choix didactique à partir du texte original de la lettre de Jean Jaurès ; le texte proposé, en version longue ou courte sur le site du ministère est tronqué et modifié, comme l’ont eux-mêmes remarqué les stagiaires. Et pourtant, ils ont su réagir en s’interrogeant sur les valeurs et leur enseignement, cherchant dans les propos de Jaurès ce qui correspond à notre époque.
Les valeurs de la république
Le texte de loi présentant la devise de la république exprime les trois valeurs fondatrices que sont la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Dès la première phrase de la lettre de 1888 de Jean Jaurès, les enseignants ont éprouvé le poids des responsabilités qui leurs incombent encore maintenant, mais augmentées par les questions de « vie ou de mort » et qui dépassent les missions d’enseignement et d’éducation qui sont les leurs : la crise sanitaire est venue s’ajouter au texte de Jaurès. Mais ils n’oublient pas les « âmes » dont ils ont la charge et c’est en ce sens que la valeur qui est retenue lors des échanges que j’ai eus avec des stagiaires est celle de la fraternité.
A l’école, comment les enseigner ? Plus que d’enseigner la valeur fraternité (ou l’une ou l’autre des autres valeurs), l’accent est mis sur le fait de la « faire vivre ». Les stagiaires ont fait leur choix, une partie du texte de Jaurès, une entrée possible pour toutes les valeurs et un développement dans le vivre-ensemble. C’est une entrée classique peut-être, mais ce n’est pas celle qui est d’emblée présentée dans les propositions ministérielles. Tout met en avant une seule valeur, la liberté, comme une imposition, serait-ce un oxymore ? La question des stagiaires est intéressante : comment faire vivre une seule valeur à la fois, dans la complexité de la réalité de l’école en ce moment. Enseigner c’est éveiller à cette complexité et donner les moyens de l’étudier, de la comprendre, pour ensuite agir. Il s’agit là de liberté, d’éveil de l’esprit critique, en l’exerçant dans les situations réelles qui sont vécues.
La valeur fraternité trop souvent oubliée
Comment la vivre et la faire vivre ? On pourrait dire que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres. Il s’agit donc d’un commun à construire et la valeur fraternité ne peut donc être séparée de la liberté. « Tout s’est relativement bien passé », c’est ce qu’il ressort de manière générale de la journée du 2 novembre. Mais, proche du terrain, on sait que les élèves étaient surtout « sidérés », interrogatifs, inquiets, comme « hébétés ». Certains – des collégiens de 6e – se demandant quel sort était réservé aux autres collégiens qui ont été arrêtés à Conflans, alors que ceux-ci sont loin de leur propre collège. Les élèves sont en attente d’une écoute de la part des adultes et de « compréhension » de leur « incompréhension », presque « avant » toute explication. Les ressentis des uns ne sont pas ceux des autres, les environnements des uns ne sont pas ceux des autres, mais la sidération est la même. Ils attendent de l’honnêteté de la part des adultes, ils demandent à être écoutés.
Ces attentes sont celles que nous avons déjà identifiées dans les discours des décrocheurs ou dans les discours des jeunes lors du premier confinement (voir Café pédagogique du 3 septembre). Nous répétons, encore maintenant, avant trop d’explications qui risquent d’être moralisatrices et mal comprises, il faut le temps de l’écoute bienveillante. Il faut des « lieux » (au sens de moments et peut-être de configurations d’espaces) où la parole des élèves puisse se libérer, les angoisses s’exprimer, si l’élève le souhaite ; un lieu dans lequel l’élève sera certain que ce qu’il exprime sera accueilli sans jugement. Puis, des moments d’analyse pour l’action, des espaces de concertation pour les équipes pédagogiques et éducatives, afin qu’elles puissent se retrouver et chercher à construire des réponses aux questions telles que : Comment enseigner dans ces conditions ? Quoi enseigner ? Quelle « vie scolaire » développer ? Les nombreux témoignages de professeurs expérimentés ou en formation soulignent leur souci de garder le sens profond de leur métier et de donner des raisons d’espérer à leurs élèves. Les valeurs de solidarité, d’égalité, de fraternité et le sens commun sont alors mobilisés. Les acteurs de l’école semblent alors ainsi se garder de toute dérive autoritaire.
Le bien-être est inscrit dans la convention des droits des enfants dont l’anniversaire sera le 20 novembre. Les stagiaires y ont pensé. Il parait en effet fondamental de garder la boussole de cette convention qui a été rappelée par les jeunes eux-mêmes dans leur préoccupation pour la sauvegarde de la planète. La fraternité à travers des « rencontres » possibles et les activités (débats, jeux de rôle, étude de texte, découverte de grands hommes, réflexion sur les valeurs) pour se distancier et pour apprendre à vivre avec les autres et à bien-vivre semble en effet une orientation qui permet de traverser cette période sans perte de sens.
Un autre paradigme dans l’école
Pour renverser le paradigme de l’explication et de l’autorité imposée et pour dégager des pistes pour aborder la question, il me revient en mémoire les positions d’Edgar Morin, en 2008, parlant de la politique de civilisation. Il me semble qu’il attirait notre attention sur le fait que les mots ont des significations, il est important de les mettre à jour et d’en débattre, même et surtout avec des enfants et des jeunes. Eclairant l’expression « Politique de civilisation », il proposait : « Dès qu’on a affaire à l’aggravation de la guerre, de la répression du terrorisme, de la terreur militaire, un cercle vicieux de la haine, du mépris, du rejet et du dégoût s’installe et, à ce moment-là, peut-être, une guerre des civilisations contre laquelle il faut lutter. Comment lutter ? Par la parole, par l’intelligence, par la conscience. Nous savons quels sont les principes qu’il faut respecter : la compréhension d’autrui et la reconnaissance du droit d’autrui » (chat du Monde publié le 03 janvier 2008).
Alors, « Lire et faire lire la lettre de Jean Jaurès ? » Oui mais en usant de son libre-arbitre, en en débattant avec intelligence et dans la reconnaissance mutuelle du point de vue de l’autre, à tout âge c’est possible.
Line Numa-Bocage
Directrice adjointe du laboratoire BONHEURS.