Demain, il va falloir agir. Dans quelles directions ? Comment, quand ? Avant de s’engager dans des visées stratégiques, il faut être pragmatique et se rapprocher de ce qui se dit au quotidien dans les établissements, les équipes, les familles, les territoires. Alors que s’ouvrent les états généraux du numérique (EGN) ce 4 novembre, nous présentons 25 propositions qui sont issues entre autres des remontées des rencontres académiques dont il nous paraît essentiel de faire une mise en relief, mise en perspective et qui nous semble mériter un regard particulier et constructif, à mettre en regard des interrogations standards évoquées (fractures, formation, etc.) de manière générale et assez négative.
1 Apprendre en situation complexe
Le monde s’est complexifié : cela semble facile et banal et, pourtant une analyse de l’évolution de la vie en société met en évidence la difficulté que nous avons, chacun de nous à « mettre de l’ordre » et de la « cohérence » dans ce qui nous entoure. Lors du confinement, cette complexité est apparue d’autant plus vive qu’elle était physiquement inaccessible et que seuls les moyens numériques pouvaient servir d’intermédiaires, de médiateurs.
1.1 Développer l’expression orale avec le numérique à tous les niveaux de classe
Si le baccalauréat a introduit une épreuve orale, on s’aperçoit que les compétences d’expression écrite mais aussi orale sont de plus en plus importantes dans un monde de « conversation », de communication. Dans toutes les matières et pas seulement en Français et langues étrangères il est possible de travailler cela dans toutes les dimensions
1.2 La mise à disposition des ressources et leur fléchage ou contextualisation est importante à développer
Parce que la multiplication des ressources n’a pas été corollaire de leur usage et qu’au contraire nombre d’adultes et de jeunes se plaignent d’avoir du mal à repérer celles qui peuvent être pertinentes, il devient important d’engager une réflexion sur ces ressources, leur mise à disposition et surtout les médiations nécessaires pour les rendre accessibles et acceptables.
1.3 Apprendre à gérer le temps, pour l’enseignant comme pour l’élève et ses proches
La dimension temporelle de l’apprendre est souvent négligée au profit des contraintes scolaires (terminer le programme). L’angoisse du temps de l’apprendre est associée à la « normalité » d’une progression dans laquelle tous les enfants apprendraient et maîtriseraient au même moment les mêmes contenus. En avance ou en retard, l’important est d’abord de progresser, or le risque de ne pas laisser le temps est d’empêcher toute progression de celui qui apprend.
1.4 Les plans de travail, un outil susceptible d’aider à distance
Lors du confinement, les enfants et les parents ont été mis en face d’une difficulté essentielle : comment organiser les apprentissages et leur progression. L’approche pas les «plans de travail» bien connus dans les pédagogies coopératives et actives auraient été d’un grand secours tant ils développent la capacité des enfants à un minimum d’auto-direction dans les apprentissages. Dès lors le suivi numérique s’en serait trouvé grandement facilité pour les élèves, les parents mais aussi les enseignants.
1.5 Personnaliser les enseignements et le suivi
En permettant une relation individuelle entre les élèves, les enseignants mais aussi les adultes proches, la mise à distance assistée par le numérique a ouvert de nouvelles pistes d’action pour les enseignants. Ils ont en effet, pour certains d’entre eux, compris l’importance de la personnalisation de la relation pédagogique comme facteur augmentant la persistance de l’élève dans les apprentissages à réaliser
2 Développer un environnement cohérent
Le confinement a permis de mesurer combien le fonctionnement scolaire pouvait apparaître comme kaléidoscopique pour des personnes extérieures au système et en particulier les parents et aussi les élèves. De la même manière des disparités très importantes ont été constatées aussi bien sur un plan matériel qu’humain. Il devient de plus en plus important de faciliter les harmonisations entre l’ensemble des acteurs du système en interne et en périphérie afin d’éviter le sentiment d’émiettement des actions menées et donc la perte de cohérence de l’ensemble.
2.1 Développer les équipements
L’insuffisance des équipements disponibles pour faire face à la crise a été criante. Bien sûr dès que la crise s’apaise, les initiatives dans ce domaine se multiplient opportunément. Mais aussi sans réflexion de fond permettant de penser la manière de remédier à cela. Car de nombreux problèmes sous-jacents sont cachés sous les effets d’annonce dont on sait que s’ils ne sont pas suivis d’effet, ils ne seront pas dénoncés.
2.1.1 Analyser la place des smartphones et les conséquences pour le monde scolaire
Il est étonnant de si peu avoir entendu parler des smartphones. Sauf peut-être pour indiquer que des familles modestes (en particulier) ne disposaient que de cet équipement, ayant abandonné l’ordinateur fixe ou portable. Outre les modes de financement proposés par les opérateurs téléphoniques, les smartphones sont devenus des marqueurs sociaux d’une part, et surtout des facilitateurs du quotidien. Leur adoption massive n’est pas nouvelle, mais elle a été à la source de difficultés pendant le confinement : comment réaliser du travail « scolaire » en n’ayant qu’un smartphone pour terminal connecté… ?
2.1.2 Interroger la place des manuels scolaires au sein de l’écosystème créé lors du confinement et envisager leur rôle à venir
Autre étonnement, l’absence de réflexion sur la place des manuels scolaires au cours du confinement n’est jamais réellement apparue dans le champ médiatique d’une part, mais aussi dans les enquêtes. Hormis dans certains témoignages de parents, qui déploraient l’absence ou le non-usage de ces manuels papiers, il apparaît que les ressources numériques ont été considérées comme suffisantes. On peut donc s’interroger sur l’avenir du manuel papier et de son rôle structurant pour les apprentissages.
2.3 Développer l’usage des ENT
Les Environnements numériques de travail ont été en première ligne pendant le confinement. Décriés par nombre d’acteurs du système éducatif, ils se sont révélés précieux pour nombre d’enseignants, d’élèves, de parents. Il est nécessaire d’analyser de manière comparée la manière dont ces ENT et autres logiciels de vie scolaire ont été utilisés pendant le confinement et d’en tirer les enseignements pour l’avenir de ces logiciels. Interopérabilité et suivi ergonomique (utilisabilité, accessibilité) seraient au coeur de l’évolution de ces produits
2.4 Un espace unique multidisciplinaire pour chaque classe sur l’ENT
Afin d’éviter le traditionnel découpage disciplinaire et de coordonner l’action des différents enseignants de la classe, la mise en place d’un espace unique multidisciplinaire semble être particulièrement efficace. Il permet une meilleure visibilité de l’ensemble de l’activité des enseignants et des élèves. Il facilite l’unité et la cohérence des actions menées et permet de nombreuses interactions autour de l’idée de « groupe-classe ».
2.5 Développer le rôle harmonisateur et régulateur des personnels de direction et d’encadrement
Au cours du confinement nombre de situations se sont révélées être difficiles à gérer par manque d’échange entre les personnels de l’établissement. Si en présence cela est régulé partiellement à distance les personnels d’encadrement ont un rôle essentiel à jouer pour permettre les articulations entre les acteurs, les activités et surtout les élèves.
2.6 Nécessaire harmonisation, mise en cohérence des pratiques au sein de l’établissement
Nombre d’enseignants ont fait appel à leurs collègues pour répondre aux besoins des élèves. Si dans la classe habituelle en présence cela se fait, mais de manière implicite, il est apparu, à distance que le lien de l’équipe pédagogique est un gage d’amélioration du travail des élèves : professeur principal responsable de cycle, responsable matière, ERUN, RUPN, etc…. ont été les artisans de l’articulation des pratiques. On assiste là à une mise en perspective d’un engagement collectif plus fort dans les temps à venir.
2.7 Développer un accompagnement à distance
À la formation continue habituelle dont on connaît les critiques nombreuses il est nécessaire d’ajouter, de mettre en place un accompagnement à distance personnalisé ou en groupe. Différents lieux qui l’ont expérimenté sous des formes diverses rapportent l’intérêt de cette approche, alliant hot-line technique et aide psychologique ou professionnelle, l’accompagnement à distance semble être un axe de réflexion pour la formation à venir.
2.8 Penser l’hybridation dans la suite du distanciel
Le confinement a été brusquement une mise en situation à distance sans aucune préparation. L’adaptation nécessaire a bien eu lieu, mais elle a été difficile, malgré les efforts des uns et des autres. Avec le retour en classe, puis de nouveau le risque d’une reprise de la pandémie apparaît de plus en plus nécessaire la mise en place de formes multiples d’hybridation. Pour simplifier, on propose de faire travailler les équipes pédagogiques sur des organisations qui alternent des activités en présence des enseignants avec des activités en autonomie accompagnée ou non. Les supports de ces dispositifs peuvent être multiples, mais ils doivent permettre une continuité des activités et de manière cohérente.
2.9 Mener un développement du numérique soucieux du développement durable
Face aux campagnes d’équipement des familles lancées dans plusieurs territoires, il faut interroger les questions écologiques, économiques et sociales dans la durée. Coût en énergie, matières premières rares, renouvellement systématique tous les trois ans, etc…. On ne peut engager un travail sur le numérique sans introduire ces dimensions en tant que garde fou et prise de conscience. Et bien sûr il faut développer un sentiment collectif de responsabilité autour du numérique, dans l’école, en éducation et plus largement dans la société.
3 Aller au-delà de l’école pour accompagner élèves et familles
L’école a montré ses limites ! Et elle en a posé quelques-unes dès son origine, comme la mise à l’écart de la famille. Malgré le projet de co-éducation porté depuis 2013, il y a une difficulté dans ce domaine et le confinement a révélé des pans entiers d’un problème longtemps ignoré. En se retrouvant en situation d’accompagner les enfants dans les apprentissages, les familles ont découvert la complexité d’une tâche cachée à laquelle s’est ajoutée la difficulté de la situation, en particulier pour les familles défavorisées.
3.1 Développer des tiers lieux éducatifs
Manifestement il faut trouver des intermédiaires : les tiers lieux éducatifs pourraient être ces espaces accompagnés entre la maison et l’école qui permettraient aux jeunes de trouver un environnement facilitant le travail personnel. Dans ce contexte, le numérique ne serait bien sûr qu’un auxiliaire si besoin et les tiers lieux, d’abord des espaces physiques de rencontre. Le numérique serait alors un support de continuité éducative.
3.2 Organiser des réponses aux besoins de soutien multiforme
Ce qui est apparu au cours du confinement, c’est le besoin de soutien. Mais le contenu de ces besoins est extrêmement varié et va aussi bien du cognitif à l’affectif en passant par le technique et le social. Les réponses qu’ont proposées certaines équipes éducatives ont été dans ce sens. En dépassant les barrières habituelles, des réponses ont été fournies, le plus souvent à partir de moyens numériques favorisants de nouvelles sociabilités et de nouvelles manières de faire du lien.
3.3 Démarche cité éducative
La démarche « cité éducative » pourrait bien être un écho à cette ancienne utopie d’Auroville. Mais dans un contexte numérique, la cité éducative c’est aussi un réseau humain de ressources qui permettent aux jeunes, aux familles, et aussi aux adultes de se sentir « solidaires en apprentissage ». Bien sûr, les collectivités locales seront largement parties prenantes en s’appuyant aussi sur les mouvements associatifs. À l’instar des réseaux d’échanges réciproques de savoirs ou encore des arbres de connaissance, il s’agit de rendre possible une solidarité intergénérationnelle et intercatégorielle, dans laquelle les moyens numériques seraient aussi de précieux auxiliaires.
3.4 Former les parents
Serpent de mer que l’on retrouve sous ce libellé dans de nombreuses remontées. Si cela semble une évidence, on se pose la question des modalités. Ceux qui devraient être au premier rang, ce sont les collectivités locales. Mais freinées par l’Éducation Nationale et sa rigidité elles osent peut se lancer directement dans ces pratiques. Et surtout former, oui mais à quoi et comment. On pourrait imaginer créer des espaces publics d’accompagnement numérique ouverts à tous, par exemple, à l’instar des initiatives de type fablab ou encore coworking…
4 Renforcer la gouvernance locale et partenariale avec les acteurs et les collectivités
La décentralisation est un processus lourd qui exige d’une part le changement de posture des services de l’état et de ses serviteurs et, d’autre part, une véritable collaboration entre les collectivités, leurs services et ceux de l’Éducation nationale. Force est de reconnaître que les échanges et activités communes sont d’abord d’apparence mais qu’au fond il y a beaucoup de tensions et d’incompréhension. L’observation de la période de confinement, dans la santé comme dans l’éducation révèle que c’est à l’échelon opérationnel local que peuvent se trouver les meilleures solutions. Un échelon qui devrait re-prendre du pouvoir, encore faut-il que des initiatives locales concertées deviennent réellement possibles.
4.1 Le rôle des personnels de direction très important : fédérateur, régulateur et soutien aux équipes
Si l’effet chef d’établissement est déjà documenté par la recherche et souhaité dans de nombreux cénacles, lors du confinement, à l’aide des moyens numériques, cet effet a été démultiplié. En assurant un rôle fédérateur des initiatives, en étant à l’écoute des acteurs, en régulant le trop-plein ou le trop peu, en étant constamment dans une attitude de soutien, aussi bien aux équipes qu’aux élèves et à leurs parents, les personnels de direction devraient voir repenser leur rôle et leur responsabilité en regard de ce qu’ils ont été capables, pour la plupart de faire pendant le confinement et après…
4.2 Rôle et implication des inspections (IEN, IA, IAIPR, etc….) à renforcer
Les inspections se sont vues marginalisées, en partie, pendant le confinement. Manifestement, l’évolution de leur rôle est largement souhaitée : du contrôle à l’accompagnement, du normatif au soutien, du directif à l’adaptatif. Avec le numérique de nouvelles modalités d’action s’ouvrent. Certains s’en sont emparés, mais encore trop peu. Encore faut-il aussi s’acculturer à ces nouvelles formes d’action qui ne se réduisent pas à l’usage courant de la bureautique et du mail… !
4.3 L’importance croissante d’associer les collectivités territoriales au plus près de l’action pédagogique
Ce n’est pas un espace de droit qui leur est dévolu et pourtant leur soutien est souhaité. Les collectivités ont, pour un certain nombre, été frustrées que la place que leur accorde la loi ne leur permette pas, réglementairement, d’appuyer les usages pédagogiques du numérique. Elles ne peuvent se limiter au seul rôle de financeur, sans pouvoir favoriser les usages de ce qu’elles financent. C’est tout l’enjeu des services académiques de demain, en particulier dans le domaine du numérique.
4.4 Mettre en place des guichets d’accueil partenariaux, polyvalents et pluri supports (à l’échelle académique) pour répondre aux questions qui se posent.
Le déploiement du numérique dans les territoires suppose que les usagers puissent être assistés et accompagnés dans la mise en oeuvre des situations qu’ils choisissent ou qui leur sont imposées (cf. confinement). Leur difficulté est souvent de savoir à qui s’adresser en cas de difficulté. Un guichet unique semble une opportunité intéressante non seulement de faciliter les réponses aux questions, mais aussi au suivi des problématiques émergentes.
5 Associer les utilisateurs dans la conception et la mise en oeuvre des dispositifs
L’une des difficultés de notre système institutionnel c’est qu’il a beaucoup de mal à associer les utilisateurs à la conception et à la mise en oeuvre des dispositifs. On a vu pendant le confinement qu’il était nécessaire d’éviter cela, et qu’il a fallu ajuster : les dispositifs décidés d’en haut, s’ils semblent pertinents, sont incapables, la plupart, de s’adapter aux particularités sectorielles : telle population, tel territoire, etc….. L’approche utilisateur est un état d’esprit, un mode de pensée du bien commun différent de celle habituellement mise en oeuvre dans les grands corps d’État et dans les ministères…
5.1 Favoriser l’entr’aide entre enseignants
Peut-on ignorer le rôle des pairs ? Depuis de nombreuses années on constate que c’est cette modalité qui permet le plus de progresser dans les usages du numérique. Certes pas seule, cette modalité est un indicateur puissant pour envisager les formations de demain. Des tentatives malheureuses, comme Viaéduc, ont montré que cela ne s’institue pas d’en haut. C’est au niveau de chaque équipe éducative de chaque territoire parfois accompagné par des cadres académiques ou des personnes-ressources territoriales que peuvent se déployer ces pratiques d’entr’aide.
5.2 Développer des formations/accompagnement « juste à temps »
Un des besoins que la formation a bien du mal à contenter, c’est « le juste-à-temps », le « sur le moment ». Certains, au cours du confinement, se sont employé à développer qui des vidéos, qui des webinaires, qui des tutoriaux et autres modes d’emploi et certaines équipes ont même proposé un suivi à distance complémentaire, là encore en temps réel. C’est parfois en forte proximité, dans l’établissement que ce besoin aussi se fait sentir et que certains RUPN ou ERUN ou encore des personnels de collectivités en charge du numérique qui ont pu apporter au moins une assistance à défaut de formation.
5.3 Mieux connaître les besoins des élèves et les aptitudes des parents pour favoriser les apprentissages et adapter les réponses
L’ignorance que les équipes ont des pratiques hors scolaire des jeunes et de leurs familles a été préjudiciable pendant le confinement. Au-delà des discours généralistes sur les fractures et autres illectronismes, il y a un travail réel, à mener avec les chercheurs, pour comprendre comment le numérique se vit réellement au quotidien. Et surtout lorsque le numérique est destiné à permettre les apprentissages, la situation est encore plus complexe et difficile à gérer. Une fois mieux connus ces contextes, il est beaucoup plus aisé d’agir de manière pertinente plutôt que d’agir en aveugle ou en découvrant ces pratiques au fil de l’eau…
Bruno Devauchelle